Quand le conte s’associe au jeu vidéo / Entretien avec Matthieu Epp

Quand le conte s’associe au jeu vidéo.
Entretien avec Matthieu Epp (Compagnie Rebonds d’histoires) sur l’improvisation, la tradition et l’imprévisibilité ludonarrative

Réalisé par Simon Hagemann©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cet article : Mélissa Bertrand, Théo Arnulf, Rébecca Pierrot, Jeremy Perruchoud, Izabella Pluta

Matthieu Epp, de la Compagnie Rebonds d’histoires, est conteur professionnel depuis une quinzaine d’années. Ses spectacles mélangent récit (avec un répertoire qui s’étend de la mythologie grecque ou nordique à la science-fiction), musique, danse, théâtre d’objet, lecture-performance et improvisation. Depuis 2013, il s’intéresse aux technologies numériques et notamment aux jeux vidéo. Son dernier spectacle, Les Runes d’Odin, dont la création est prévue pour mars 2021, associe notamment des récits tirés de la mythologie nordique à un jeu vidéo collaboratif.

Simon Hagemann : Pouvez-vous présenter la Compagnie Rebonds d’histoires ?

Matthieu Epp : Nous avons fondé la compagnie il y a une quinzaine d’années maintenant, quasiment depuis le début de mon parcours. C’est une structure associative avec un bureau. J’ai eu plusieurs compagnons de route et, en ce moment, c’est Annukka Nyyssönen qui est co-directrice artistique. Elle est également conteuse.

SH : Pourriez-vous présenter rapidement votre propre parcours ? Comment êtes-vous devenu conteur professionnel ?

Matthieu Epp, Phot. DR

ME : Cela fait une quinzaine d’années que je raconte des histoires de façon professionnelle. C’était presque mon premier métier. Avant, je faisais de la médiation culturelle dans un centre socio-culturel, après des études en sciences de l’ingénieur. Et je fais sans doute partie de la première génération de conteurs qui œuvrent dans le spectacle vivant dont c’est le principal métier, puisque les conteurs des générations précédentes avaient un autre métier, comme instituteur, comédien, musicien ou travailleur social. Moi, j’ai commencé par raconter des histoires et, finalement, ce qui a défini mon statut professionnel, c’est le statut d’intermittent du spectacle. C’est cela qui dit en France que l’on est professionnel, en sachant qu’il y a beaucoup plus de conteurs amateurs et semi-professionnels que de conteurs professionnels. Mais je n’ai pas du tout fait un parcours ou des études qui menaient à ça.

D’ailleurs, je n’ai pas évolué dans un contexte familial qui m’orientait vers ce métier. Cela s’est fait surtout grâce à une série de hasards, de rencontres et puis, à un moment, avec un peu de chance mon désir à pu se réaliser… grâce au travail aussi. En tout cas, ce n’était pas du tout un objectif de carrière comme peuvent en avoir certains que je connais dans le spectacle vivant, pour qui c’est un enjeu depuis très longtemps. D’autant plus qu’il n’y a pas vraiment de formation dans le milieu du conte. Ce n’est pas du tout structuré comme le théâtre, la danse, la musique ou l’opéra. On n’a pas de conservatoire et on n’a pas de formation longue non plus. Donc ce qu’on appelle maintenant la formation, se fait soit avec des stages qui durent quelques jours, soit sur un temps plus long, par l’accompagnement de quelqu’un qui a plus d’expérience. À la différence peut-être de l’image que l’on se fait des conteurs, nous n’avons plus du tout cette tradition de la transmission orale. Moi, mes histoires, je les trouves dans des livres, dans des films ou dans d’autres sources. Il n’y plus cette transmission orale, puisque les gens qui étaient porteurs des histoires sont morts maintenant. Cela pose vraiment la question de la formation, qui reste un sujet très vif dans le milieu du conte : de quels outils a-t-on vraiment besoin, quel est le répertoire… En même temps, je trouve ça très intéressant car c’est une activité qu’on invente à la fois dans le contenu, dans la forme, dans les manières de monter les projets et aussi dans les dispositifs techniques. Avec peut-être cette particularité : J’ai l’impression que le milieu du conte en France a connu son renouveau dans les années 1970, quand il n’y avait pas encore Internet pour le grand public, ce qui change quand même beaucoup les choses dans notre rapport au monde et aux médias. J’ai l’impression que le milieu du conte est resté structuré comme à cette époque-là, ce qui, à un moment pose certaines difficultés en termes de public, de visibilité, de promotion et peut-être, à terme, d’existence dans la forme qu’on connaît.
Concernant mon parcours personnel, j’ai fait assez peu de stages de conte ; j’ai plutôt pratiqué la musique et une forme de danse qu’on appelle la danse-contact [Contact improvisation]. Par intérêt personnel, mais aussi parce que j’y ai trouvé des outils pour raconter des choses devant des gens en temps réel. Pour moi, s’il y a quelque chose qui différenciait le conteur du comédien ou de la comédienne, c’est cette capacité à reformuler un propos en direct, ce qu’on que l’on peut aussi appeler « improvisation » dans certains cas. C’est cette faculté de s’adapter puisqu’on raconte dans des circonstances très différentes. Cela peut être dans une salle de classe, un musée, en extérieur, dans un théâtre, dans un restaurant, avec des tranches d’âge très variable : parfois on a juste des classes et c’est donc très homogène, parfois ce sont des familles et c’est mélangé, ça peut encore être une maison de retraite. Ce qui m’intéresse, c’est : comment vais-je pouvoir partager les mêmes histoires, par exemple des extraits de la mythologie, avec un public qui n’a pas forcément les mêmes codes, ni la même capacité d’attention, ni la même écoute. Et c’est ça, un peu, le jeu.

SH : Vous vous intéressez donc à l’intégration des technologies numériques dans vos spectacles depuis 2013 environ. Pourriez-vous expliquer un peu cet intérêt ?

ME : Il y a plusieurs axes. Il y a d’abord un intérêt personnel. Au tout début, je faisais des études d’ingénieur en informatique, j’avais donc un intérêt pour les machines et le numérique. Ensuite, il y a ce paradoxe : au théâtre, on peut prétendre qu’on vit vraiment dans une autre sphère, celle de la coprésence, avec un rapport très physique au monde, alors que dans la vie on passe beaucoup de temps à écrire des mails, à faire des dossiers, à envoyer des sms – et je trouvais ce paradoxe un peu curieux. Et puis j’ai aussi un goût pour voir si l’on peut intégrer du numérique dans nos outils ou non, et sous quelle forme. Les choses ont commencé lors d’une résidence à Saverne, une petite ville de dix mille habitants à 50 kilomètres à l’ouest de Strasbourg, dotée d’un théâtre municipal [l’Espace Rohan] de 500 places qui marche bien toute l’année. Avec l’aide du ministère et de ce théâtre, on a bénéficié au départ d’une résidence de trois ans, qui sont devenus quatre. L’idée était d’inventer un récit collectif sur le territoire. On s’est orienté vers un récit de science-fiction, dont on a posé les bases avec Léo Henry, qui est un auteur strasbourgeois. C’est avec lui qu’on a posé les quelques règles d’un univers de science-fiction – une dystopie – à partir duquel on a invité des gens à écrire. Ça se faisait souvent en bibliothèque, dans des cafés, dans des classes de collège, à l’université, à Strasbourg donc et pas seulement à Saverne. Avec tous ces textes qu’on a récoltés, on a fait de petites éditions, ce qui reste assez traditionnel. On a fait ensuite un jeu vidéo qui se passe à Strasbourg codé par le Studio Almédia [studio de développement basé à Strasbourg]. Nous avons aussi fait des performances au cours desquelles j’ai réimprovisé des textes qui étaient tirés au hasard pendant qu’un musicien improvisait la musique. On avait proposé/construit un système, sur la fin des performances, où les gens avaient dans les mains des cartons qui étaient des instructions sur la façon dont nous devions faire évoluer l’improvisation, un peu comme une manette de jeu, mais très low-tech : du carton avec des feutres… C’était assez intéressant car lorsque les gens savent qu’on improvise, quelque chose se joue : ils comprennent que l’événement auquel ils assistent sera unique et que leur écoute et réaction a une influence sur ce qui se passe. En utilisant ces cartons d’instructions, ils voyaient clairement la conséquence de leurs choix sur ce qui se déroulait. C’est un système qui existe depuis longtemps, dans certaines performances de danse notamment, ce n’est pas vraiment nouveau. Mais c’est intéressant de voir comment nous réagissons à des impulsions extérieures qui peuvent être comprises comme des ordres, des suggestions et de voir à quelle vitesse on s’en empare, on les met de côté ou on les interprète autrement. Car nous n’avons pas envie d’être simplement esclaves des donneurs d’ordres.

Spectacle « Le renne du soleil », mise en scène : Matthieu Epp, 2012. Phot. Bart Kootstra©

SH : Vous vous intéressez au transmédia storytelling et vous avez notamment lancé une chaîne Youtube. Mais si la particularité du conte est, comme vous le dites, la capacité de reformuler un propos en temps réel, n’y-a-t-il pas un paradoxe de travailler avec des médias capables d’enregistrer et de diffuser la parole ?

ME : Justement, oui. D’ailleurs, pour l’instant on a fait très peu d’enregistrements au sein de la compagnie. On n’a toujours pas fait de CD, seulement quelques podcasts. On a une production d’enregistrements assez faible, surtout des archives pour nous. Dans le spectacle de Saverne, il y avait finalement peu d’enregistrements audio, et aucun enregistrement vidéo. C’est vraiment une autre façon de travailler. J’ai envie de dire qu’avec Internet, comme on a la possibilité d’envoyer soi-même sa matière, de l’effacer, de la remplacer par une autre, c’est quand même différent du moment où, quand on pressait un CD ou quand on imprimait un livre, c’était définitif. Maintenant, on a encore la possibilité de modifier, de revenir en arrière. Mais c’est vrai que, pour moi, ça reste un abîme de perplexité, quand on s’enregistre, de choisir à quel moment on s’arrête de modifier, à quel moment on juge que c’est suffisant, que c’est bien… Ou si ce ne sont pas simplement les contraintes financières et matérielles qui font qu’à un moment on s’arrête. Il y a d’autres gens qui ont beaucoup plus l’habitude de le faire : ce sont vraiment les compétences des éditeurs de livres ou de CD. Pour nous, ce n’est pas un sujet évident. Et je trouve intéressant dans les jeux vidéo le fait que des choses soient figées, et laissent au joueur le soin de les recombiner. Donc c’est lui qui fait l’œuvre, finalement, et l’architecture. C’est encore un autre moyen de produire des œuvres.

SH : Et vous avez envie d’amener cette interactivité que proposent les jeux vidéo aussi dans le spectacle vivant ?

ME : Oui. C’est un défi, parce que c’est vraiment difficile. Pour moi, jeu vidéo et spectacle se heurtent à plusieurs endroits. Il y a déjà les rôles. Quand on va voir un spectacle de contes, dans la plupart des cas, c’est la personne qui raconte qui dit l’histoire et qui va généralement la modifier un peu en fonction des réactions des gens, de l’endroit où ça se passe. Mais les rôles sont assez définis : les spectateurs vont intervenir, là où l’on veut bien qu’ils interviennent, par des rires, des applaudissements. Quand on pose des devinettes par exemple, des chansons à répondre, les rôles sont clairs et les gens en général le font de bon cœur. C’est très rare qu’on soit interrompu, en tout cas avec des adultes, que quelqu’un intervienne pour dire qu’il n’est pas d’accord ou qu’on s’est trompé, etc. C’est plus souvent le cas avec des enfants. C’est pour ça que j’aime beaucoup aussi raconter pour les enfants, ils sont présents dans le récit. Cette question des rôles est donc assez claire dans un spectacle de contes. Alors que dans le jeu vidéo, cette structure-là explose a priori, même si ça dépend des jeux vidéo. Il y en a, comme les walking simulators par exemple, qui sont hyperguidés. Ce sont bien des espèces de vagabondages, mais les choix du joueur ne sont pas très nombreux, alors même que le jeu vidéo est une promesse d’interaction, de l’effet du choix. Pourtant, c’est souvent l’illusion d’un choix. Il y a pas mal de littérature sur ce qu’il est vraiment permis de faire et sur la façon dont on masque cette illusion du choix. L’exemple classique que je donne, c’est qu’on a souvent dans un jeu le choix entre trois endroits mais si l’on va à gauche il y a un mur, si l’on va tout droit il y a un garde lourdement armé, donc on va aller à droite en ayant l’impression de l’avoir voulu. Et c’est assez intéressant la façon dont c’est construit : cela dépendra des types de jeu. Je trouve que cette notion d’interactivité guidée, subie ou désirée par le joueur est un sujet vraiment intéressant. Et, pour moi, le conte aussi pose cette question-là, parce qu’autrefois, quand ce n’était pas encore un spectacle vivant professionnel, mais une pratique sociale, c’était une personne du groupe qui racontait, pas forcément toujours la même : ça pouvait alterner au cours de la même soirée. Les gens pouvaient intervenir, poser des questions, alors que dans le spectacle vivant d’aujourd’hui dans son acception la plus commune, ce n’est plus le cas.

SH : Donc les jeux vidéo permettent dans un certain sens au conte de revenir à ses sources ?

Spectacle « Le fracas de l’aube », mise en scène : Matthieu Epp. Phot. Bart Kootstra©

ME : C’est ça. Après on pourrait tout à fait l’imaginer avec un dispositif qui ne soit pas numérique. Je trouve intéressant d’avoir les mains occupées quand on écoute. Parce que la question du regard du spectateur sur la personne qui parle va influencer les formes qui sont diffusées au théâtre. À partir du moment où l’on ne regardait pas, ou pas tout le temps, la personne qui parlait, cela permettait de proposer autre chose, typiquement de raconter pendant que les gens faisaient du tricot. Et j’ai fondé mon travail sur le fait que l’écoute n’est pas la même selon le répertoire. On n’a pas la même qualité d’écoute, non dans un sens péjoratif, quand on écoute une blague courte, un récit de vie, une anecdote, ou une épopée qui dure huit heures. Pour rentrer dans cet état d’écoute de la mythologie ou de l’épopée, le fait d’avoir les mains occupées, de rentrer dans un état de légère rêverie, de transe, d’hypnose, permet de s’approprier davantage ces récits. C’est pour ça que le endless runner, sans échec, est la base du spectacle [Les Runes d’Odin] : c’est un jeu qui ne s’arrête pas et qui met dans un état de légère transe, en tout cas de répétition, comme quand on roule longtemps sur une autoroute. Ce qui m’intéresse au départ, c’est donc surtout l’état dans lequel vous met le jeu vidéo, pour la mythologie en tout cas. La forme qu’on imaginait au tout début et que l’on n’a pas encore réalisée pour l’instant, c’est un jeu gratuit, sur Internet par exemple, qui permettrait d’écouter une histoire. Parce que je suis assez sceptique, par exemple, sur le fait de regarder des conteurs sur YouTube.

SH : Dans vos spectacles, la rencontre entre monde physique et monde virtuel est-elle plutôt une confrontation ou une connexion ?

ME : Elle intervient à la suite de plusieurs spectacles qu’on a faits avec de l’image, car finalement mettre en relation le conte et l’image n’est pas évident, tout simplement en cela que le conte, la parole contée, va projeter des images mentales chez les spectateurs quand ça fonctionne. Par conséquent, mettre une image sur scène, ça risque de perturber cette formation de l’image mentale. L’exemple le plus commun est de montrer une image très descriptive, qui va complètement aplatir la capacité d’imagination du spectateur ou la richesse poétique d’une parole. D’un autre côté, si l’image est tout le temps évanescente, évaporée, au bout d’un moment l’œil n’accroche plus, car il a besoin de reconnaître des formes.
Dans les spectacles que nous avons faits avant Les Runes d’Odin, on avait des dispositifs comme un rouleau de papier illustré de quatre-vingts mètres, qui venait du Kamishibai, une tradition japonaise pour raconter des histoires, où un interprète fait entrer et sortir des images dans une espèce de castelet, avec une harangue assez intense. Dans ce spectacle [Le Renne du soleil, 2012], tout le jeu, justement, était de voir comment le regard du spectateur était guidé de l’écran à moi-même, comment je disparaissais parfois au profit de l’image et comment, parfois, je reprenais le focus. C’est toute une dramaturgie à construire. Dans ce spectacle, on avait à la fois des images dessinées sur le rouleau et des ombres. J’ai trouvé ça vraiment intéressant, parce que l’ombre est une forme d’image qui demeure en fait assez floue, nous ramenant aussi à ces récits ancestraux sur la grotte ou sur la nuit par exemple. La qualité de l’image est intéressante, car on peut jouer sur le flou et le net. Par la suite, on a fait un autre projet autour de Persée [Persée, 2015], dans la mythologie grecque, celui qui tue la gorgone Méduse, et on a travaillé sur les reflets : c’était vraiment passionnant de générer des images, dans lesquelles on croyait reconnaître des formes au bout d’un moment. Le prochain projet [Hypnagogies 1 : Les Métamorphoses] qu’on a dans les cartons et pour lequel on commence à chercher un financement, porte précisément sur ces images hypnagogiques. L’hypnagogie, c’est cet état qui précède le sommeil, la rêverie, les légères hypnoses, la transe, pour dire ça un peu vite. L’intégration des jeux vidéo au spectacle ne pose donc pas seulement la question de l’interaction, mais aussi celle de la présence des images dans un récit qui est raconté.

Spectacle « Le renne du soleil », mise en scène : Matthieu Epp, 2012. Phot. Bart Kootstra©

SH : Pourriez-vous décrire un peu votre processus de création ? Est-ce que vous partez toujours du texte ? Et à quel moment la technologie ou les images entrent-elles dans la création ?

ME : Cela dépend vraiment du projet. Parfois, c’est une histoire que j’ai lue et autour de laquelle se construit le projet, avec plus ou moins de technologie. Pour Les Runes d’Odin, c’est plutôt l’inverse : il y a d’abord les questions technologiques. Pour tout dire, c’est seulement maintenant que je commence à travailler sur le texte avec l’auteure Luvan [Marie-Aude Matignon]. Le point de départ était la mythologie nordique et les jeux vidéo mais dans le processus de travail, pour l’instant, nous avons surtout travaillé sur des questions techniques et technologiques, parce que c’est ce qu’on maîtrise le moins et parce que les choix techniques faits au départ déterminent beaucoup de choses pour la suite. Autant il est très rapide de changer un texte – surtout pour un conteur qui peut le changer pendant qu’il raconte devant les spectateurs – autant un choix technologique, concernant soit un matériel soit un logiciel, a des conséquences sur le très long terme, parfois irrécupérables si l’on fait une erreur stratégique au début.

SH : Concernant le dispositif dans Les Runes d’Odin, vous avez notamment développé des contrôleurs alternatifs (un makey makey[1] avec des tapis de sol et un Ipad intégré à un volant de commande). Comment avez-vous eu cette idée ?

Simon Hagemann, Phot. DR

ME : Pour l’instant, on a deux contrôleurs de déplacement : un avec les pieds – ce sont des pédales – et un autre avec le gyroscope de l’IPad ou d’un téléphone portable qui va, lui, donner une sensation de vol ou de glissement, alors que les pédales sont des switches, ce sont des boutons on-off, donc ce n’est pas la même sensation. On a encore un autre contrôleur, qui est un lecteur de carte RFID. Là c’est en effet un peu magique, comme avec une machine automatique : on pose une carte sur un objet et ça fait un effet à l’écran.
C’était au départ surtout une réflexion par rapport au public. Parce que ça fait quelques années que je fais des ateliers de jeux vidéo en collège, notamment pour moi, pour apprendre à en faire. J’ai remarqué qu’à la fin de l’atelier, lors des phases de présentation au public, c’était parfois assez douloureux, parce que des gens qui font la démonstration et sont invités à jouer, se voient rapidement critiqués par d’autres qui estiment qu’ils auraient fait mieux, parce qu’ils ont l’habitude de jouer. Et je me demandais comment désamorcer ça sans être dans une posture d’autorité en disant : « arrêtez de vous moquer, les enfants ! »  Alors comment mettre tout le monde à niveau au sein d’une même expérience ? Parce que j’ai envie de faire venir des gens qui jouent mais aussi des gens qui aiment les histoires et qui ne jouent pas forcément. En utilisant des contrôleurs alternatifs, c’est-à-dire des contrôleurs dont les gens n’ont pas l’habitude, on réduit cette différence d’habileté, de pratique, de vivacité entre les personnes. C’était notre/un premier objectif. Ensuite, il y a celui que ce soit un jeu en partie coopératif : il faut alors inventer des dispositifs qui mettent directement ça en pratique, qui favorisent la coopération. Il y a aussi des questions scénographiques : on a envie que les gens qui jouent soient visibles des autres, parce que ça reste une performance. C’est une performance dans la performance. Voir quelqu’un assis avec une manette dans la main n’est pas très engageant. On a essayé de faire en sorte que les gens soient debout. Et puis, idéalement, que leurs gestes puissent à la fois être performatifs et que les contrôleurs donnent des sensations différentes aux joueurs.

L’entretien a été réalisé le 18 novembre 2020 en visioconférence.
Il a été relu et autorisé par Matthieu Epp

[1] Un Makey Makey est un petit kit qui est utilisé pour connecter tout type d’objet aux clés de l’ordinateur.


Notices biographiques

Matthieu Epp est conteur professionnel et parcourt la narration en croisant les disciplines (voix, mouvement et musique). Son travail s’inspire de l’approche du Roy Hart Theater, de sa formation à l’école Lassaad, ainsi que du Théâtre du mouvement. Musicien autodidacte (accordéon diatonique, flûtes et guimbardes), il pratique régulièrement la danse contact-improvisation à Strasbourg et Freiburg. Défendant une approche du conte à la croisée des champs culturels et sociaux, Matthieu diffuse ses spectacles aussi bien dans des théâtres et festivals que dans des écoles, bibliothèques et restaurants en milieu rural. Ses créations récentes sont : Troi(e)s (spectacle, 2017), À quoi tu joues ? (conférence-spectacle) et Persée, Héra, Déméter (spectacles) les deux en 2015 ou encore Il y a des portes (projet transmédia, 2014-2018).

Simon Hagemann est PRAG à l’université de Lorraine et docteur en études théâtrales (Université Paris 3). Il enseigne la communication dans le département MMI Métiers du multimédia et de l’Internet à l’IUT de Saint-Dié-des-Vosges. Ses recherches portent sur les performances et les jeux vidéo. Sa publication la plus récente sur theatreinprogress.ch est « Reconfigurations de l’expérience théâtrale dans les spectacles intermédiaux au début du XXIe siècle (Plateforme « Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant »).

Voir également à ce sujet un autre entretien avec Matthieu Epp:

[Rencontre avec] Matthieu Epp – conteur


Pour citer cet entretien:

Simon Hagemann, « Quand le conte s’associe au jeu vidéo. Entretien avec Matthieu Epp »,  in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web: https://theatreinprogress.ch/?p=1156, mis en ligne le 09 février 2021, Simon Hagemann©