« Theatres of engagement » d’Andy Lavender / Recension

« Reconfigurations de l’expérience théâtrale dans les spectacles intermédiaux au début du XXIe siècle »
Recension par Simon HAGEMANN©
CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture
Recension du livre : Andy Lavender « Performance in the twenty-first century. Theatres of engagement», Londres et New York, Routledge, 2016, 213 pages. Livre en anglais

Du fait de l’éclatement des formes théâtrales durant le XXe siècle, il semble de plus en plus difficile d’identifier des lignes d’évolution claires de celles-ci. Néanmoins quelques tendances restent perceptibles. Andy Lavender, professeur de théâtre et directeur de la School of Arts à l’University of Surrey propose d’étudier quelques spectacles performatifs des deux dernières décennies. Il les considère plus ambitieux par leur implication sociale que leurs prédécesseurs postmodernes, lesquels étaient basés principalement sur l’ironie et une certaine distance par rapport au réel. C’est de ce constat que Lavender part, dans son livre Performance in the twenty-first century. Theatres of engagement, pour analyser et interpréter une grande quantité de spectacles de cette période. Le livre consiste en neuf essais qui peuvent être lus de façon indépendante, mais qui se complètent et dont l’ensemble permet d’avoir une image plus globale de l’état du théâtre contemporain et de la lecture qu’en propose Lavender. Ces neuf essais sont organisés en trois parties, centrées respectivement sur la médiation, l’acteur et le spectateur – encadrées par une introduction générale et une sorte de conclusion ou plutôt d’ouverture.

Lavender étudie les travaux d’artistes de la scène – avec un certain goût pour l’expérimentation – tels que Rabih Mroué, Rimini Protokoll, Punchdrunk, Kris Verdonck, Dries Verhoeven ou Ontroerend Goed mais analyse également d’autres phénomènes culturels tels que des événements sportifs, des contenus de médias sociaux, une intervention de Judith Butler lors d’une manifestation Occupy ou encore des parcs d’attractions. Tout cela afin d’analyser les interactions entre le monde culturel contemporain et les modalités de création et de perception des spectacles performatifs. L’auteur situe le début de son analyse en 1989 en raison du grand bouleversement politique qui eut un impact majeur sur la production culturelle. Ce changement radical a été suivi, au début des années 1990, d’une transformation technologique – notamment avec la montée du numérique et l’apparition du World Wide Web – qui a eu un effet tout aussi important sur les créations des acteurs culturels. La montée du Web 2.0 autour de 2004 a été tout particulièrement importante, soutient Lavender, car cela a modifié considérablement les modalités de production et de consommation culturelle. La chronologie établie par l’auteur semble globalement valable, mais la réalité s’avère peut-être encore plus complexe, étant donné que plusieurs tendances se développent dans le théâtre contemporain à des rythmes différents : après 1989, il y eut aussi dans l’art un certain déclin des créations engagées politiquement, avant que ces productions ne semblent trouver un nouveau souffle vers la fin de la décennie. Celui-ci s’est superposé au phénomène de l’utilisation des nouvelles formes de participation du Web 2.0. D’ailleurs, une comparaison avec le théâtre politique participatif des années 1960 aurait peut-être pu clarifier plus encore les particularités de ces théâtres qui visent l’engagement. Mais il y a une autre référence importante – évoquée dans l’introduction puis à plusieurs reprises dans le livre – pour l’auteur : le théâtre postdramatique suivant la conception de Hans-Thies Lehmann. Selon Lavender, les théâtres qui visent l’engagement partagent certains aspects du théâtre postdramatique, comme l’autoréflexivité ou l’ambiguïté, mais constituent davantage un engagement avec le réel et l’authenticité (23). Vers la fin de son introduction, il cite d’autres recherches ayant employé le terme engagement dans un contexte théâtral et artistique et il met en avant l’idée développée notamment par Nicolas Bourriaud de l’art comme rencontre (27-30). Cette introduction ouvre le champ aux analyses plus détaillées effectuées par la suite dans l’ouvrage.

Andy Lavender, auteur de « Performance in the twenty-first century. Theatres of engagement »

La première partie sur la médiation est composée de trois essais. Le premier étudie le développement des témoignages et de la parole à la première personne dans le théâtre contemporain, en suivant la tradition du Verbatim Theatre. Cette importance grandissante de la parole individuelle dans la sphère publique semble exprimer un souci d’être plus proche du réel et de l’authenticité. Dans un deuxième essai, Lavender reprend l’idée de l’hybridité comme caractéristique des spectacles performatifs et de l’art en général à l’ère de l’intermédialité, où plusieurs formes médiatiques s’amalgament. Le théâtre peut ainsi être compris comme un lieu où l’engagement des spectateurs s’effectue au travers des nombreux médias, structurés par des sources textuelles ainsi que par des cadres sociaux et culturels (75). Dans un troisième essai, l’auteur constate un changement important dans les processus de création. Selon lui, il s’est opéré ne évolution partant d’une mise en scène, passant par une mise en événement et allant vers une mise en sensibilité, ce qui correspond à la tendance à créer des spectacles de théâtre fondés davantage sur l’immersion du spectateur, dans un cadre de plus en plus participatif. Suivant cette évolution de l’expérience du spectateur, le corps, les sens, les affects et l’émotion du public sont particulièrement visés selon Lavender. Il affirme que la mise en sensibilité domine là où un certain événement se produit en nous (100).

La deuxième partie, consacrée à l’analyse du rôle de l’acteur, porte sur deux phénomènes : un changement dans la compréhension des fonctions du comédien sur scène et un brouillage des frontières entre producteur et utilisateur à l’ère du Web 2.0. Si, sous l’influence des performances et du théâtre postdramatique, la fonction présentielle du comédien a gagné en importance par rapport à la fonction représentielle, l’auteur constate qu’une création du rôle bien travaillée reste au cœur des productions dramatiques et ce, au moyen des différents médias (108). Il suggère ainsi de comprendre l’évolution du jeu théâtral comme un passage du statut de l’acteur (actor) à celui du personnage (persona). Selon l’auteur, le personnage garde un certain nombre des attributs d’un rôle (character) scénique, ce qui permet de parler d’une création de rôle sélective (119). Par la suite, Lavender étudie des clips YouTube, en mentionnant l’impact des médias sociaux sur la perception du spectacle vivant et plus particulièrement du corps (120). Il étudie des exemples de vidéos tournées dans des chambres privées et mises en ligne à la disposition du monde entier. Ici, se mélangent l’activité de l’utilisation et de la production, puis l’intimité individuelle et la sphère médiatique ubiquitaire. Finalement, selon l’auteur, dans ces vidéos, se mélangent également une volonté d’affirmation de soi et une pratique de pastiche des autres (121). La partie sur l’acteur est la plus courte et c’est certainement celle qui aurait mérité d’être encore nourrie, même si les idées sur le personnage développées par l’auteur ouvrent des pistes de réflexion très instructives pour comprendre le jeu de l’acteur dans le spectacle vivant contemporain.

La troisième partie, sur le spectateur – comme d’ailleurs aussi la partie sur l’acteur – contient dans le titre un non entre guillemets (On (not) being a spectator) lequel exprime la remise en cause des paradigmes traditionnels par les théâtres qui visent l’engagement. Si l’acteur devient donc personnage (persona), le spectateur devient quant à lui expérimentateur et participant. Dans cette partie, Lavender recourt surtout au concept de « spectateur émancipé » de Rancière. Il revisite quelques termes clés du philosophe (égalité, dissensus et sensus communis) puis questionne le degré d’émancipation du spectateur dans plusieurs manifestations artistiques où ils disposent de quelques choix, parfois modestes, concernant la perspective et les points d’attraction. Une tendance à la participation et également une conscience de soi-même en tant que spectateur parmi d’autres spectateurs sont également perceptibles. Tout cela ne mène pas forcément à un spectateur émancipé dans le sens politique de Rancière, comme le remarque Lavender. S’il y a bien souvent une mise en question de l’opposition entre regarder et jouer, comme c’est demandé par le philosophe, ainsi qu’une sorte de sensus communis surtout à cause de la conscience de soi-même au milieu des autres spectateurs, il est beaucoup plus incertain selon lui que cela provoque un dissensus, dans le sens d’une reconfiguration significative et politique, au-delà d’une simple reconfiguration de l’espace (155). Lavender constate ainsi que nous nous trouvons dans une société où le spectateur complète l’événement par sa présence active, sans pourtant trop modifier son déroulement. Néanmoins ce sensus communis n’est pas négligeable, selon Lavender, qui cite Rancière, pour marquer une divergence avec le consumérisme (156). Dans le deuxième essai sur le spectateur, l’auteur cherche à situer le spectacle vivant dans l’économie de l’expérience (experience economy) de la culture numérique du capitalisme tardif. Après l’introduction d’un schéma concernant l’implication du spectateur-participant – entre consommation et production d’une part et entre séparation et incorporation d’autre part (160) –, suivent quatre études de cas différentes. L’auteur remarque qu’une distinction, auparavant plus claire, entre spectateur et performeur, ainsi qu’entre scène et espace du public est devenue ambiguë (160).

Dans le monde d’aujourd’hui, spectacles performatifs, médias numériques et sphère publique convergent et se mélangent. L’étude se termine justement sur ce constat, donc en débordant du théâtre. Lavender choisit en effet d’analyser quelques parcs d’attraction. Dans ses analyses de Disneyland à Hong Kong ou de Dickens World à Chatham dans le Kent, il constate encore une fois, sans surprise, que le spectateur est impliqué, ou même incorporé, plutôt qu’émancipé (202). Mais, pour Lavander, Disneyland (pré)figure (le premier Disneyland à Anaheim date de 1955) une évolution importante, après le postmoderne et le postdramatique, en proposant des voyages non-linéaires qui offrent des choix, un engagement fictif et une expérience vendue comme un produit de consommation. Plusieurs fois dans son livre, l’auteur prend soin de mentionner aussi des exemples allant à l’encontre de la tendance à un engagement grandissant du public, comme s’il s’agissait d’exceptions confirmant la règle. Ainsi, il termine avec quelques mots sur Dismaland de Banksy, un pastiche de parc d’attraction qui met volontairement en scène une séparation entre l’œuvre et le public, un désengagement, mais, comme le remarque l’auteur, en restant fun et en créant du sensus communis (212).

Performance in the twenty-first century. Theatres of engagement est ainsi une analyse stimulante pour tous ceux qui s’intéressent au développement du spectacle vivant contemporain. Toutes les parties du livre sont soigneusement introduites par des références théoriques et contiennent un grand nombre d’exemples diversifiés. Andy Lavender fait apparaître une tendance marquante dans le théâtre et dans l’art en général : la volonté de la part des créateurs d’impliquer le spectateur-participant dans une expérience sensorielle plus poussée et plus active. Certes, toutes les formes du théâtre contemporain ne suivent pas ce chemin, mais dans une économie de l’expérience qui caractérise notre époque cette tendance est une conséquence logique. Comme le montre Lavander dans ses études de cas, l’implication politique de ces pratiques varie fortement. Néanmoins, l’auteur constate une tendance orientée vers un engagement politique plus poussé et qui se distingue ainsi du théâtre postdramatique définit par Lehmann. Cela, même si les théâtres qui visent l’engagement partagent avec le théâtre postdramatique des modes de reconfiguration du temps et de l’espace. Lehmann, d’ailleurs, n’écarte pas complètement une implication politique du théâtre postdramatique, mais la met certainement moins en avant et la situe plus dans le processus performatif que dans l’engagement des spectateurs. Cependant, si la tendance à l’engagement social et culturel domine peut-être dans certaines formes de théâtre artistique, elle n’est clairement pas dominante dans la culture plus générale, comme l’a montré Lavender à travers ses analyses de la culture populaire.

Références bibliographiques:
Bourriaud Nicolas, Relational aesthetics, Dijon, Les Presses du réel, 1998,
Lehmann Hans-Thies, Le théâtre postdramatique (1999), Paris, L’Arche, 2002.
Rancière Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

Simon Hagemann est docteur en études théâtrales et enseignant à l’Université de Lorraine
Pour citer cet article:
Simon Hagemann, « Reconfigurations de l’expérience théâtrale dans les spectacles intermédiaux au début du XXIe siècle », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : ˂https://theatreinprogress.ch/?p=300, mise en ligne le 21 octobre 2017, Simon Hagemann©

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