Comédien et avatar/entretien avec Victor Cuevas

Comédien et avatar. Vers une réinvention de l’espace de jeu. Entretien avec Victor Cuevas

Réalisé par Izabella PLUTA©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture

Victor Cuevas est un comédien mexicain qui après sa formation qu’il considère plutôt conventionnelle, s’est lancé dans l’expérimentation avec les différents dispositifs numériques et dans la recherche-création. Il nous fait part dans cet entretien de ses expériences technologiques, menées notamment à l’Université Paris 8 au Département Théâtre, dans le cadre de l’atelier-laboratoire Idéfi-Créatic[1]. Il les contextualise par rapport à sa formation initiale ainsi qu’à la formation continue qu’il a accomplie avec Ariane Mnouchkine et Yoshi Oïda, entre autres. Nous nous sommes rencontrés à l’occasion du projet Scène augmentée. Masque et avatar, notamment lors du Cluster Workshop 3, session de travail et de réflexion (6-7 mai 2016), réalisé à l’Université Paris 8. Victor Cuevas y a participé en tant que comédien et expérimentateur du dispositif et moi-même en tant qu’intervenante théorique.

Izabella Pluta : Pourriez-vous présenter votre formation d’acteur ?

Cuevas
Victor Cuevas. Phot. Dr

Victor Cuevas : J’ai commencé ma formation en tant que comédien à Mexico auprès de metteurs en scène tels que Sara Zúniga, Felio Eliel, Joel Rangel, Alejandro Bichir et la Ligue Mexicaine d’Improvisation. Entre 2008 et 2015, je l’ai complétée en Europe en faisant de nombreux stages : avec le Théâtre du Soleil, Antagon TheaterAKtion, Yoshi Oïda, Odin Teatret, Horazio Czertok, Fréderic Ligier, Regina Ramsl, Thierry Salvatori, Mandoline Whittlesey, Andrew Morrish, Katja Mustonen, David Lakein et Ulla Mäkinen. En France, j’ai intégré l’Université Paris 8 où j’ai obtenu les diplômes en études théâtrales (Licence et Master).

En 2010, j’ai rejoint la Mir Caravane composée de onze compagnies de théâtre pour une tournée en Belgique, en France, en Allemagne, en République Tchèque et en Russie. J’ai travaillé avec plusieurs groupes en tournant en Europe, Russie et Amérique Latine : au Mexique (Teatro Tarumba et Compañía de Teatro y Repertorio de Coyoacán), en Allemagne (Antagon TheaterAKtion et Ton und Kirschen Wandertheater), en Italie (co-production avec Teatro Nucleo), en France (Cie-AKISUN) et au Brésil (Collectif Errante). J’ai créé et représenté des contes amérindiens au Musée du Quai Branly et dans d’autres festivals en France et j’ai participé en tant que comédien-chercheur dans des projets d’installations virtuelles interactives avec des performeurs sur scène.

I. Pluta : Depuis quand exercez-vous le métier de comédien ?

V. Cuevas : Depuis bientôt vingt ans. J’ai commencé ma formation avec la metteure en scène mexicaine Sara Zuñiga. Le travail de Sara s’est développé d’une façon traditionnelle à travers des improvisations et des explorations d’émotions et d’états, expérimentés dans des salles de théâtre ou des auditoriums. A l’époque, la grande diversité des cultures populaires qui cohabitaient à Mexico et les différents territoires publics qui existaient dans cette capitale, nous ont motivé à proposer des mises en scènes urbaines dans des espaces publics, ouverts ou alternatifs, comme les atriums des églises, les cours des écoles et des universités, les prisons, les rues, les parcs et les quartiers défavorisés et traditionnels de la ville du Mexico. C’était l’une de mes premières explorations d’espaces alternatifs, de rapport avec le public et de créations de dispositifs réalisés spécifiquement pour ce type d’endroits urbains.

I. Pluta : Vous considérez votre formation de base comme relativement traditionnelle mais par rapport à la formation française, par exemple, elle est beaucoup plus ouverte aux techniques d’improvisation, de métissage esthétique …

V. Cuevas : Oui, en effet. Le processus de création était basé sur des improvisations autour d’un questionnement ou d’un terrain d’exploration dessiné en amont, qui évoluait et se précisait pendant le processus de création.

I. Pluta : Avec votre arrivée en Europe, vous accomplissez plusieurs stages et formations continues. Pourriez-vous nous dire lesquels vous ont particulièrement marqué ?

V. Cuevas : Sans doute, le stage au Théâtre du Soleil en 2008. Cette expérience de deux semaines avec Ariane Mnouchkine, les comédiens de la troupe et 450 participants (400 praticiens et 50 observateurs), m’a énormément marqué en raison d’un grand échange entre les artistes, les étudiants et les professionnels du théâtre de différentes parties du monde. Cette rencontre m’a offert l’opportunité d’expérimenter sur la scène et d’observer un éventail de traditions sur le jeu de comédien et des formes orientales qui inspirent les processus de création du Théâtre du Soleil comme le Kabuki et le Nô ou l’utilisation des masques japonais ou balinais, par exemple. Nous étions libres de choisir le maquillage, des costumes, des outils et des éléments utilisés par les comédiens de la troupe (« le patrimoine de la compagnie » comme le signale Ariane Mnouchkine), ce qui nous a inspiré énormément quand nous avons travaillé en petits groupes pour créer des scènes et les mettre en place à travers des improvisations sur le plateau. C’était très riche parce que chacun apportait sa tradition, sa culture et son imagination. A travers cela, il y a la mise en pratique et la recherche d’expression de sentiments communs à tous. Le travail d’improvisation pendant le stage est un travail de recherche, d’exploration et de découverte des états émotionnels. Même si le comédien sur la scène improvise avec le texte, il faut que celui-ci soit incarné. C’est une collaboration entre le travail d’improvisation du comédien et le regard d’Ariane Mnouchkine (et le soutien indispensable des comédiennes et comédiens de la troupe). La façon d’improviser en étant dirigé par cette grande metteure en scène est simplement formidable parce qu’elle sait bien où amener le comédien pour qu’il explore ses états, ses passions ou ses émotions de la meilleure façon possible. Elle fait de sorte que tu explores cette recherche en tant que comédien de l’entrée sur la scène jusqu’à ce que tu quittes le plateau. Les stages au Théâtre du Soleil sont très fructueux parce qu’en tant que comédien sur le plateau, j’ai le regard de plus de 350 spectateurs à chaque fois.  Donc, finalement, on vit de vrais moments de « théâtre », des minutes de vérité, des moments de rêve, parce que nous nous sommes offerts la possibilité de croire à un rêve, et ce rêve, c’est le théâtre. Aujourd’hui, rares sont les endroits où l’on propose des rêves aux acteurs. J’ai eu la chance de pouvoir participer à une improvisation avec d’autres stagiaires et quelques comédiens de la compagnie. Nous avons vécu un moment inoubliable en ayant comme espace-temps des montagnes gelées dans un endroit en Asie. La force de la scène était telle que les spectateurs (les autres stagiaires et les observateurs du stage) se sont mis à souffler et à bouger tous ensemble pour envoyer partout un vent glacé, pendant que notre groupe sur la scène luttait pour traverser ces terrains implacables. C’était un moment de communion créé par tous les participants du stage.

Cuevas
           Victor Cuevas. Phot. Dr

Puis, je souhaite mentionner le stage intensif sur l’approche du phénomène spatial et de la création in situ dirigé par Laurence Falzon. Ce stage m’a surtout fait découvrir les potentialités de l’espace en dehors des murs du théâtre. Nous avons approché la scénographie en nous posant la question de l’espace, du temps et de leurs représentations. Nous avons exploré la dramaturgie, la production plastique (volumes, textures, lumières, etc..), les technologies et quelques savoir-faire techniques nécessaires pour cette création réelle et imaginaire dont le corps est le sujet. Motivé par cette expérience, j’ai collaboré avec un groupe de comédiens et d’artistes de nationalités différentes. Nous avons créé une performance d’intervention dans les Carré 103 de l’Université de Paris 8 pour la semaine des arts en 2012. L’expérimentation s’est établie collectivement d’après nos désirs de travailler sur un processus de construction scénique et dramaturgique, lié à la notion de l’art in situ donc d’une création qui prend en considération l’emplacement de l’œuvre.

I. Pluta : Pourriez-vous décrire votre première expérience avec un dispositif technologique ?

V. Cuevas : Comme metteur en scène, j’ai créé une performance augmentée en utilisant le logiciel Isadora. En tant qu’environnement de programmation graphique, ce logiciel permet le contrôle interactif des médias numériques, notamment la manipulation en temps réel de la vidéo. La nécessité de créer une mise en scène tenant compte des écrans comme formateurs des réalités est née lors de mes derniers séjours au Mexique dans les années 2012 et 2013. Durant ces voyages, j’ai observé une très forte croissance des nouvelles technologies de communication et de diffusion des sons et des images qui favorisent, à leur tour, une tendance à la mobilité : ordinateurs et téléphones portables, smartphones, lecteurs MP3, e-journaux, tablettes… Ainsi, j’ai noté un nombre considérable d’écrans fixes (télévision, ordinateur avec internet, vidéo, etc.) dans les espaces publics où nous cohabitons (restaurants, transports en commun, bars, rues, halls des salles de cinéma, bibliothèques, etc.).

I. Pluta : Comment êtes-vous entrés en contact avec les enseignants-chercheurs, spécialisés en dispositifs numériques de l’Université Paris 8 ?

V. Cuevas : En 2013, le sujet de mon mémoire de Master s’est centré sur la Recherche des nouveaux espaces scéniques : une approche au procédé de la Réalité Augmentée Mobile, le titre d’ailleurs de mon travail de diplôme. Pour cette raison, ma directrice de recherche, Erica Magris, m’a recommandé de participer à un cours intensif nommé Dramaturgies augmentées dirigé par Georges Gagneré du département Théâtre de l’Université de Paris 8. Dans ce cours, nous avons découvert brièvement le fonctionnement du logiciel Isadora. Nous avons organisé le travail en petits groupes et nous avons créé quelques scènes. Cette expérience m’a incité à mettre en pratique un processus de mise en scène qui a donné vie à un work in progress. Ce travail est le fruit de la collaboration de deux étudiants en théâtre, Richard Acero et moi-même, et d’artistes-intervenants de plusieurs disciplines : la danse (Regina Ramsl), la musique (Antonin Gouilloud), le théâtre (Julie Vuoso). Pour un collectif comme celui-ci, il est important de créer et de concevoir des scènes augmentées dans un spectacle et d’expérimenter les nouvelles interactions qui peuvent naître entre les performeurs et de nouveaux espaces scéniques. Il faut remarquer que pendant tout le processus de création, nous avons pu compter sur l’aide précieuse de George Gagneré et du régisseur du Département Théâtre Luigi d’Aria quand nous avions de gros soucis techniques. C’était la première fois que notre groupe participait à un processus de création de ce type et nous n’avons pas eu l’aide d’ingénieurs ou de programmateurs. Il s’agit d’une création fondée sur les savoir-faire des artistes intéressés à la création des écritures augmentées en utilisant le logiciel Isadora comme outil technologique et les projections des vidéos enregistrées. Donc, Georges Gagneré a joué un rôle fondamental dans le déroulement de notre expérimentation augmentée.

Idéfi-Créatic
Atelier-Laboratoire Idéfi Créatic (Université Paris 8) « Du geste capté au geste d’interactivité numérique » : Victor Cuevas porte des marqueurs et interagit avec avatar. Phot. G. Gagneré

I. Pluta : Cette expérience, s’est-elle arrêtée là ?

V. Cuevas : Non, pas du tout. Pour approfondir les expérimentations pratiques, en octobre 2015, Erica Magris, m’a motivé à m’inscrire à l’atelier-laboratoire Idéfi-Créatic Du geste capté au geste d’interactivité numérique organisé et dirigé par Georges Gagneré et Cédric Plessiet. Ces atelier-laboratoires sont des dispositifs de création-expérimentation au sein de l’Université Paris 8, qui s’inspirent des pratiques pédagogiques de « recherche-création » éprouvées dans les disciplines artistiques. Cet atelier-laboratoire avait pour objectif d’utiliser les technologies de captures de mouvements et de réalité augmentée, dans le but de concevoir une performance artistique basée sur une interaction entre acteur réel et images de synthèse. Nous avons créé une performance-installation de réalité virtuelle interactive nommée Liaison Renversée. Le projet tentait d’unifier le monde virtuel au monde réel, prenant la forme d’une performance avec des acteurs réels face à des acteurs virtuels (avatars). Cette performance eut lieu dans les deux univers en même temps : la scène vivante et l’espace virtuel. C’était la première fois que je rencontrais Cédric Plessiet et que je travaillais avec des artistes numériques. Il me fallut du temps pour rentrer dans une atmosphère de notions, de termes et de concepts qui viennent de l’informatique, du codage et de la programmation. En même temps, il était enrichissant de partager nos idées et nos contextes avec ces artistes pour essayer de trouver un langage commun dans le cadre du projet.

I. Pluta : Avez-vous poursuivi l’atelier-laboratoire Idéfi-Créatic ?

V. Cuevas : En 2016, j’ai également participé à sa deuxième édition. Le fruit de ce travail collectif était une installation immersive et interactive pour le performeur nommée Not yet. Cette fois-ci, nous avons eu une bonne implication avec les autres membres du projet dans la partie programmation en proposant des solutions opérationnelles. Nous avons construit l’animation d’un personnage à l’aide des logiciels MotionBuilder (MoBu), Unreal Engine et Maya[2]. Nous nous sommes engagés dans un effort de documentation appréciable concernant l’utilisation du logiciel Unreal.

I. Pluta : Comment le travail s’est-il organisé ?

Atelier-Laboratoire Idéfi Créatic (Université Paris 8) « Du geste capté au geste d’interactivité numérique », Victor Cuevas avec la MoCap. Phot. G. Gagneré

V. Cuevas : Les étapes du processus de création pour chaque atelier-laboratoire sont différentes. Cédric Plessiet et Georges Gagneré organisent les sessions par rapport aux avancements et aux travaux qu’ils font ensemble pour créer le dispositif technologique et la mise en place de tout l’apparat technologique avant le commencement de l’atelier. De cette façon, les stagiaires peuvent profiter au maximum de chaque séance pour arriver à créer une performance à la fin du processus. Je vais expliquer brièvement deux expériences auxquelles j’ai participé. Durant l’atelier-laboratoire en 2015, l’équipe de stagiaires était formée par : quatre étudiantes en Master européen Art, réalité virtuelle, et systèmes multi-utilisateurs d’expression artistique de l’Université Paris 8 et de l’Ecole nationale supérieur des Beaux-Arts d’Athènes, un étudiant du Master en cinéma, mention Cinéma et audiovisuel, et moi-même, étudiant en Master Arts du spectacle – Arts de la scène, spécialité Etudes théâtrales. A la fin du processus, une autre étudiante en Master-Théâtre nous a aidé les deux derniers jours de celui-ci. G. Gagneré guidait le projet en tant que metteur en scène et directeur d’acteurs, et C. Plessiet coordonnait le processus de programmation et de création artistique numérique. Cet atelier-laboratoire a permis un échange créatif entre un groupe d’enseignants-chercheurs et d’étudiants de différentes disciplines. Ensemble, ils ont formé une équipe de cinq artistes numériques, d’un réalisateur sonore, de deux comédiens-performeurs et d’un metteur en scène. Quelques jours avant le laboratoire, nous avons eu une session initiale avec un brainstorming artistico-technologique (structure dramaturgique, personnages, espaces et niveaux d’immersion) et technique (disposition du dispositif et emplacement du public). Les coordinateurs avaient réfléchi à une esquisse d’emplacement technique du dispositif dans le Studio-Théâtre de l’Université Paris 8 : l’utilisation d’une caméra Kinect et l’installation du système optiTrack[3], ce qui nous a aidé dans l’organisation de la première disposition de l’espace scénique.

I. Pluta : Pourriez-vous parler du dispositif utilisé durant cet atelier-laboratoire, de ses spécificités ?

V. Cuevas : Pour garantir le fonctionnement des dispositifs qui permettraient de créer l’interaction entre les comédiens-performeurs et les avatars, Cédric Plessiet et Georges Gagneré ont conçu et mis en place le montage d’une bibliothèque de développement nommé AkeNE[4]. L’atelier-laboratoire a duré cinq jours. Le premier jour nous avons installé les dispositifs techniques de capture de mouvement. Un écran de projection recto-verso divisait les deux espaces : d’un côté le système optiTrack et de l’autre la Kinect. Ainsi, les artistes numériques guidés par C. Plessiet, montaient le dispositif technologique et mettaient leurs ordinateurs en réseau pour travailler conjointement. G. Gagneré et moi, nous commencions à rassembler nos premières idées pour le travail de scénarisation. Les jours suivants, nous avons appris à tester l’espace délimité par le dispositif optiTrack captant le mouvement de l’interprète. Cette captation est possible car l’acteur est vêtu d’un costume noir doté de trente-quatre marqueurs. La captation du mouvement permet à l’artiste numérique de calibrer dans l’ordinateur la luminosité saisie par les caméras. Cette action est fondamentale pour que l’avatar puisse exister dans l’espace virtuel et pour qu’il puisse avoir des mouvements plus définis et nets.

I. Pluta : Comment avez-vous communiqué ? Les discussions avaient-elles une forme spécifique, un langage particulier ?

Projet «Scène augmenté. Masque et avatar»: Cluster Workshop 1. Victor Cuevas portant des marqeurs de la MoCap. Cédric Plessiet explique le fonctionnement de la capture du mouvement. Phot. I. Pluta

V. Cuevas : À chaque étape du travail, les tâches de tous les collaborateurs s’intensifiaient. Pour assurer des actions parallèles, Cédric Plessiet nous a montré la Méthode agile, une façon de travailler qui permet d’accomplir efficacement les objectifs et de n’oublier aucun élément du planning. Il s’agit d’un tableau qui permet d’écrire toutes les tâches que nous devons accomplir, les tâches que nous devons partager avec d’autres collaborateurs et la liste des actions qui devraient être prêtes pour la fin du processus. Les derniers jours, toute l’équipe devait être attentive, nous communiquions beaucoup pour pouvoir arriver à avoir un résultat appréciable pour tout le monde. Par exemple, les artistes numériques et les comédiens se réunissaient pour se mettre d’accord sur le processus de création des avatars. Parfois, nous les comédiens, avons essayé d’exprimer les figures, les textures et les couleurs que nous souhaitions pour chaque avatar. Nous avons utilisé des mots qui évoquaient des émotions ou des sentiments comme la joie, la sensualité et la violence. Les artistes numériques, pour donner réponses à nos souhaits, s’exprimaient plutôt avec des termes liés à l’informatique. Pour cela, il est très important d’interagir ensemble pour clarifier les doutes et les questions autour des mots employés pendant le processus. A mon avis, l’importance de ce type de laboratoires est vitale pour développer des processus de création de performances numériques parce que nous avons la possibilité de voir comment les artistes d’autres disciplines s’organisent et comment nous pouvons interagir avec eux pour créer des expérimentations augmentées.

I. Pluta : Comment avez-vous vécu ce travail ? Était-il contraignant, libérateur, éveillant la curiosité ?

V. Cuevas : Ce type d’atelier-laboratoire se caractérise par une grande liberté que les professeurs nous donnent pour concevoir et créer la scénarisation, les personnages et les espaces virtuels où nous allons habiter et coexister avec les avatars. Cette liberté se transforme en actions spécifiques pour chaque stagiaire, situation qui nous motive à finaliser nos tâches efficacement mais aussi avec beaucoup de créativité, car les expérimentations que nous réalisons sont très émergentes actuellement.

I. Pluta : Pour l’édition 2016 de l’atelier-laboratoire Idéfi-Créatic, l’organisation du travail était-elle la même ?

V. Cuevas : L’équipe pour cette édition de l’atelier était plus nombreuse. Elle était composée de quatorze étudiants : sept étudiants du Département Théâtre et sept étudiants du Département Arts et Technologies de l’Image (ATI). Les dix jours dédiés à ce processus de création pratique sont devenus fondamentaux pour développer de brèves connaissances en programmation et travailler le processus de scénarisation théâtrale, bien qu’étant un laps de temps encore assez court pour mettre en place une expérimentation performative de cinq ou dix minutes. Cependant un manque d’organisation dans l’appropriation des nouveaux outils induit une dispersion regrettable de l’énergie du travail en groupe. Nous avons créé collectivement la scénarisation qui a donné naissance à une installation immersive et interactive (pour le performeur) nommée Not yet. La première semaine, Cédric Plessiet et Georges Gagneré nous ont expliqué le schéma de la structure technologique. Cette période m’a servi à comprendre le fonctionnement de la structure, des logiciels et des outils numériques qui nous permettaient d’être autonomes. La deuxième semaine nous avons créé la scénarisation du projet collectif Not yet.

I. Pluta : Comment avez-vous appréhendé la complexité de cette approche ? Il y a énormément d’éléments et d’informations informatiques ici, il me semble ?

V. Cuevas : Oui, c’est juste. Le grand nombre d’informations à intégrer lors des premières sessions a rendu difficile la compréhension du processus technologique. Par exemple, comprendre la nomenclature pour nommer nos fichiers et être attentif au moment de les transformer d’un logiciel à un autre. Il faut tester la structure technologique pour percevoir les degrés de difficulté que cela implique. Par exemple, la première semaine nous avons appris comment enregistrer des prises (takes) avec la Kinect et avec le système optiTrack. Pour des raisons pratiques, nous, les étudiants du Département Théâtre, avons utilisé la Kinect comme outil d’enregistrement parce que nous avions besoin d’un seul ordinateur et d’une Kinect, tandis que les élèves d’ATI ont appris à manipuler et à enregistrer des prises avec le système optiTrack. Une fois que la prise était faite, nous devions mettre la Kinect en lien avec le logiciel MotionBuilder[5]. Il nous permettait de voir nos premières animations et ainsi nous avons passé à d’autres étapes du travail. Au moment où les acteurs choisis étaient tracés et nettoyés (leur mouvement enregistré et ajusté), nous pouvions expérimenter une situation d’interaction entre un comédien pilotant un avatar avec la Kinect ou optiTrack et un avatar. Nous avons appris à nettoyer les animations d’une manière très basique. Pour finir correctement le nettoyage, les élèves d’ATI nous assistaient toujours, situation qui nous a beaucoup aidé pour trouver un langage commun à tous et partager nos inquiétudes et nos idées parmi tous les membres de l’équipe. La deuxième semaine nous, les étudiants du Département Théâtre, commencions à mettre en pratique les connaissances techniques acquises pour les appliquer à la construction d’un scénario collectif. Même si nous connaissions un peu les logiciels et leurs potentialités créatives, Cédric Plessiet et Georges Gagneré délimitaient nos idées par rapport aux mouvements, à la conception des espaces virtuels, aux positionnements des avatars dans l’espace virtuel, aux temps de déplacement des personnages sur la scène numérique, aux costumes, aux décors, etc. A chaque session, nous avions parfois des idées qui ne pouvaient pas se concrétiser à cause de la courte période de temps que nous avions. C’est dans ces moments que la direction des deux enseignants joue un rôle fondamental dans le processus de création. En tant que stagiaires, nous ne connaissons pas complètement le schéma général de la structure technologique et sommes incapables de délimiter le cadre d’action et d’expérimentation. Au contraire, il était très facile de se perdre dans l’univers technologique. En gros, les deux enseignants nous laissaient naviguer librement, mais quand ils voyaient venir une tempête « technologique », ils nous suggéraient de prendre un autre chemin. Je voudrais souligner la situation émergente de ce type d’expérimentations. Cette condition stimule notre créativité pour répondre aux exigences du dispositif, de la scénarisation et de la mise en scène. C’est également un constant apprentissage et une découverte.

Réalisé par Skype entre Lausanne et Paris, mai-juillet 2016, transcription par Izabella Pluta, texte relu et autorisé par Victor Cuevas

Victor Cuevas (né en 1973) est un comédien mexicain et intervenant du théâtre. Depuis 2009 et jusqu’en 2016, il fait également partie de l’équipe du Festival Sommerwerft à Francfort-sur-le-Main. Actuellement, il travaille comme comédien dans la compangie allemande Ton und Kirschen Wanderteather. En tant qu’intervenant, il a donné des stages de théâtre, d’improvisation et d’éveil corporelle à tout public en France (depuis 2012 au Mexique, en Italie, en Allemagne et au Brésil).

Izabella Pluta – docteure ès lettres et chercheuse associée au Centre d’études théâtrales et au Laboratoire de cultures et humanités digitales (Université de Lausanne).

[1] Le programme Idéfi-Créatic fait partie du Projet d’Initiative d’excellence en formations innovantes. Il est coordonné par l’Université Paris 8 et compte comme principaux partenaires l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense, les Archives nationales, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique et la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord. Le programme Idéfi-Créatic s’appuie également sur des partenaires du milieu économique et culturel : le Campus Condorcet, le pôle de compétitivité en services et contenus numériques Cap digital ainsi que Plaine commune et l’AGEFA PME. Enfin, CréaTIC est présent dans 23 pays à travers 37 universités et centres de recherches. Au sein d’ateliers-laboratoires, lieux expérimentaux et de création, les étudiants bénéficient d’un accompagnement individuel de l’enseignant et d’intervenants extérieurs avec lesquels ils échangent sur leurs pratiques professionnelles. Ils ont aussi accès au Média-Lab situé à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord. Voir plus : http://www.univ-paris8.fr/IDEFI-CreaTIC Consulté le 28 août 2016.

[2] MotionBuilder® 3D (MoBu) est un logiciel d’animation de personnages 3D pour la production virtuelle ; Maya est un logiciel pour les images de synthèse ; Unreal Engine est un moteur de jeux vidéo.

[3] OptiTrack est un système de capture de mouvement de précision et de suivi 3D de pointe pour la conception de jeux vidéo, l’animation, la réalité virtuelle, la robotique et les sciences du mouvement.

[4] AKeNe est conçu autour de moteurs de temps réel 3D de jeux vidéo : Ogre, Unity et Unreal Engine. C’est une structure évolutive et adaptable qui a servi pour visualiser les espaces virtuels, les figures et les couleurs des avatars et l’interaction-manipulation des mouvements entre les comédiens et les avatars. AKeNE a facilité la mise en connexion par réseau de modules distribués sur différents ordinateurs.

[5] Ce logiciel nous permet de manipuler plus efficacement et d’affiner les données avec une plus grande fiabilité, ainsi que de capturer, de modifier et de lire l’animation de personnages complexes dans un environnement très réactif, interactif, et de travailler avec un affichage optimisé pour les animateurs ou metteurs en scènes.

Pour citer cet article:
Pluta Izabella, « Comédien et avatar. Vers une réinvention de l’espace de jeu. Entretien avec Victor Cuevas », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : <https://theatreinprogress.ch/?p=594#more-594> mis en ligne le 3 octobre 2019, Izabella Pluta©