« La Vallée de l’étrange » de Stefan Kaegi / Critique

Quand les frontières entre l’original et la copie se brouillent

La Valleé de l’étrange de Stefan Kaegi

Auteure : Izabella PLUTA ©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cet article: Mélissa Bertrand, Claude Beyeler, Simon Hagemann, Maude LaFrance, Jeremy Perruchoud)

Critique de « La Vallée de l’étrange », spectacle de Stefan Kaegi, présenté pour la première fois au Münchner Kammerspiele (Münich), le 4 octobre 2018.

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En entrant dans la salle de spectacle où est présentée la mise en scène La Vallée de l’étrange, on aperçoit un plateau plongé dans la pénombre. A gauche sur un tapis carré se trouve un écran blanc et à droite – un fauteuil sur lequel est assis un robot humanoïde. A sa gauche, un ordinateur portable est posé sur une petite table. Soudainement, j’entends une spectatrice s’exclamer avec une petite excitation : « Il est déjà là ! ». En effet, l’humanoïde est là, immobile comme une statue de cire dont les marques robotiques telles que le câblage et le crâne recouvert de silicone étant moins perceptibles dans l’obscurité. On dirait qu’il nous attend, qu’il nous a à l’œil dès notre entrée dans cet espace…

Lorsque tout le monde est assis, la scène est baignée de lumière. Le robot nous regarde. On entend un raclement de gorge qui marque sa présence et qui commence le spectacle. L’humanoïde se présente : « Je suis Thomas Melle ». Il nous raconte que nous sommes là pour sa conférence sur l’instabilité et sur le phénomène de la « Vallée de l’étrange ». Nous comprenons que le robot possède une double fonction sur le plan actoriel. D’abord, il remplace et incarne l’écrivain allemand, Thomas Melle, qui n’apparaitra pas en chair et en os sur le plateau mais seulement comme image projetée à l’écran. Ensuite, Melle a prêté sa voix au robot dans le spectacle en allemand où on entend l’écrivain enregistré (dans la version française c’est Gilles Tschudi que nous écoutons ). On peut dire que l’acteur, ou plutôt la figure actorielle, est de nature composite :  le personnage que je nommerai « Melle-robot », est formé d’une construction mécatronique, présente sur le plateau, et d’une voix humaine enregistrée que le public entend des hauts parleurs.

Stefan Kaegi « La Vallée de l’étrange », Théâtre Vidy Lausanne. Phot. Izabella Pluta©

Melle-robot commente la première photo projetée sur l’écran, celle de l’écrivain réel : il a 6 ans et il semble être un enfant triste. Ensuite, nous voyons une deuxième photo projetée lorsqu’il a 17 ans. Elle est un peu verte et floue « comme lui-même d’ailleurs à cette époque » – ce qu’on entend depuis la scène – une personnalité plutôt en recherche identitaire.

« En 2016, j’ai publié le livre Le monde derrière moi » – continue Melle-robot. Il confie qu’il y a parlé de sa maladie – la dépression – et a donné sa définition de ce dysfonctionnement psychologique. Cet ouvrage est finaliste du Prix du livre allemand : la qualité d’écriture, ainsi que le courage de toucher au sujet tabou en Allemagne qu’est la bipolarité, le rend très célèbre et particulièrement demandé pour des entretiens et des conférences. Un film documentaire est réalisé à l’occasion de sa participation à ce prix. Le public regarde ces extraits à l’écran.

Melle-robot raconte comment, à la demande du réalisateur, il (Melle-écrivain) devait se promener, faire semblant d’écrire ou feuilleter son ouvrage et ceci pendant le tournage. C’était pour lui absurde, troublant et fatiguant. Il clôt ce passage en s’adressant au public : « Comment allez-vous ici et maintenant ? Si vous voulez voir un acteur, c’est un mauvais endroit. Si vous cherchez de l’authenticité, c’est un mauvais endroit également ». Il dévoile que ce type de conférence est non seulement fatiguant mais qu’il le situe aussi dans un état de solitude, cette même solitude d’ailleurs qu’il a éprouvée durant ses longues heures d’écriture. « Parfois, pour dépasser ma panique, je bouge comme une machine » s’exclame Melle-robot sur la scène en déplaçant ses bras à gauche et à droite. Toujours le même mouvement qui se fait au rythme d’une valse électronique…

Arcanes du projet

Stefan Kaegi « La Vallée de l’étrange », Théâtre Vidy Lausanne. Phot. Izabella Pluta©

Ce nouveau spectacle de Stefan Kaegi s’inscrit dans la lignée des mises en scène des dix dernières années qui placent le robot humanoïde au cœur du spectacle vivant. Citons seulement les mises en scène les plus abouties comme Spillikin, a love story de Pipeline Theatre (2015) ou encore les spectacles d’Oriza Hirata Sayonara Ver. 2 (2012), Trois sœurs version Androïde (2012), Métamorphoses. Version androïde (2014). Ces robots à forte ressemblance humaine, se caractérisent par une sophistication technologique très développée. Leur apparence quasi humaine nous trouble et nous fascine à la fois, tout en nous mettant mal à l’aise. En robotique, cette inquiétude est nommée la «Vallée de l’étrange », terme introduit par Masahiro Mori dans les années 1970, qui fait écho à l’« inquiétante étrangeté », titré d’un essai de Sigmund Freud Das Unheimliche, paru en 1919. Ce dernier désigne ainsi cet état et le lie au mouvement et à l’aspect mécanique d’un geste. Pour ce psychanalyste, il s’agit du sentiment d’inquiétude que nous éprouvons d’une part en présence des objets anthropomorphes paraissant vivants tels que les poupées, les mannequins et les pantins. D’autre part, le malaise surgit quand un corps vivant prend des caractéristiques mécaniques. Sur le plan robotique, il est question de l’inquiétude face à un robot humanoïde pourvu d’une grande ressemblance humaine. Kaegi, quant à lui, discute de ce phénomène dans son spectacle en confrontant le public avec cette réplique mécatronique de l’écrivain allemand Thomas Melle (conception du robot par Andreas Mattijat, Tommy Opatz, Chris Kunzmann).

Stefan Kaegi « La Vallée de l’étrange », Théâtre Vidy Lausanne. Phot. Izabella Pluta©

Le metteur en scène explique dans un entretien avec Giorgio Zimann Gislon (Entretien avec Stefan Kaegi, 27 juillet 2019) qu’il souhaitait voir ici les limites de l’intégration de la technologie dans une œuvre scénique, technologie qui est très présente aujourd’hui au théâtre, notamment dans la régie mais également dans l’esthétique scénique.   « Jusqu’où la machine peut-elle prendre une place importante dans un spectacle et situer l’acteur humain en périphérie ? » – se demande-t-il. Le metteur en scène souligne qu’une autre raison de réaliser ce projet scénique était la collaboration avec Thomas Melle.

L’écrivain s’intéresse également à la question des prothèses et du remplacement de tout le corps humain par des dispositifs robotiques suivant une logique bionique. Cet intérêt est lié chez lui à sa maladie qui le rend fragile, imprévisible émotionnellement et très sensible à la répétition des gestes, de la parole, des situations. Il évoque dans le spectacle, mais également dans des entretiens, le rêve d’avoir un double qui pourrait le remplacer durant ses conférences ou ses entretiens et soulager ainsi son angoisse lors des périodes de réapparition de sa maladie.

Construction narrative

Le récit qui fonde ce travail scénique a été écrit par Thomas Melle et Stefan Kaegi. Il s’agit d’une écriture pensée précisément pour le spectacle et qui mêle deux histoires principales : les témoignages autobiographiques de l’écrivain et l’histoire de la vie d’Alan Turing, scientifique britannique des années 1930-1950, inventeur du « Test de Turing » dont je parlerai ci-dessous.

Pourquoi ce rapprochement entre deux personnalités travaillant dans des domaines différents et ne vivant pas aux mêmes époques ? Paradoxalement, il y a plusieurs éléments qui les lient et qui sont intégrés dans la structure de l’histoire de cette pièce. D’ailleurs, Melle s’est beaucoup intéressé à la biographie de ce scientifique et avait même l’idée d’écrire une pièce de théâtre dans laquelle Turing incarnerait un personnage dans une société futuriste. Le projet ne sera finalement pas réalisé.

Au cours du spectacle La Vallée de l’étrange, l’écran projette des photos authentiques du chercheur ainsi que des schémas venant de son travail. En parallèle, Melle-robot nous raconte le parcours de Turing qui lie son aboutissement scientifique mondialement reconnu avec sa vie personnelle profondément tragique. D’abord, le chercheur est impliqué dans le décryptage de l’Enigma pendant la deuxième guerre mondiale. Ensuite, il étudie les capacités langagières de la machine ce qui le rend visionnaire dans sa conception d’une future intelligence artificielle. Son test est fondé sur un jeu d’imitation qui confronte un utilisateur humain nommé « évaluateur » avec une situation de conversation entre un autre utilisateur humain et une machine. Connu aujourd’hui comme le Test de Turing, ce dernier met à l’épreuve notre capacité à distinguer si nous avons affaire à un humain ou à une machine.

Le « Test de Turing ». Schéma par A. Turing

Cette question trouve rapidement un parallèle contemporain puisque Kaegi intègre durant le spectacle l’image d’un test Captcha (une famille de tests de Turing publique) qui est une mesure de sécurité fondée sur une authentification de type question-réponse et que nous connaissons à travers la phrase à cocher « Je ne suis pas un robot ». Tout à coup, le public entend une voix off robotique et aiguë qui interroge Melle-robot : « Quel est ton nom ? Quelle est ta profession ? … ». Melle-robot ne répond pas, il se plonge dans le silence. Ce questionnement passe-t-il notre personnage mécatronique à l’épreuve du Test de Turing ?  Son silence veut-il dire qu’il échoue au test ? Echoue-t-il car il n’est qu’un robot et non pas l’écrivain dont l’illusion de présence nous trompe parfois ce soir ?

Stefan Kaegi bâtit ainsi une trame narrative minutieusement tissée (dramaturgie assurée par Martin Valdès-Stauber). Il y ajoute des questions adressées au public, des extraits documentaires tournés durant le processus de création, des photos authentiques, des schémas scientifiques et des animations graphiques.

Mise en scène : passages entre l’humain et le robotique 

Le metteur en scène se prononce plusieurs fois dans le spectacle sur les principes du Test de Turing et nous confronte constamment aux limites floues entre l’humain et la machine. Cela concerne la figure de l’écrivain allemand, du scientifique britannique ainsi que du double robotique et finalement du public lui-même.

Comme je l’ai évoqué précédemment, le robot remplace son modèle en étant sa réplique physique exacte. Paradoxalement, cet écrivain à succès possède une image médiatique de lui-même tellement déformée que Melle ne s’y reconnaît plus. Le dédoublement qu’a ensuite pensé Kaegi dans son spectacle se résume en la présence du robot sur la scène mais également dans l’apparition médiatique de l’écrivain puisque ses images défilent sur l’écran. Ici, l’original se mêle à la copie en soulevant la question de l’identification, de l’authentique, du faux.

Les extraits documentaires témoignant de l’élaboration du sosie mécatronique rajoutent une strate intéressante à ce propos. Nous regardons Melle visitant plusieurs espaces de recherche et expérimentant, par exemple, le fonctionnement d’un bras bionique. Il passe également par une phase de paramétrage de son corps dans le but de construire son sosie : il est mesuré et les formes de sa tête et de ses mains sont prises.

Stefan Kaegi « La Vallée de l’étrange », Théâtre Vidy Lausanne. Phot. Izabella Pluta©

La pose des différentes couches de silicone sur son visage nous impressionne. « C’était pour moi une mort symbolique » – explique Melle-robot et on voit Melle-homme disparaître sous le masque plastique. En effet, l’ablation de cette forme siliconée est un retour métaphorique à la vie de l’écrivain. De plus, une empreinte de son propre visage est un acte symbolique de transmission de ses traits physiques à son double.

Quant à la figure d’Alan Turing, Melle-robot nous raconte son destin tragique. Ce scientifique était homosexuel et il a du suivre un traitement hormonal puisqu’à ce moment-là cette identité sexuelle était considérée comme une maladie. Nous regardons sur l’écran une belle photo d’un groupe de jeunes accroupis sur un pont, dans un port en vacances peut-être. Turing est au premier plan, un beau garçon séduisant. Cette image vacancière contraste avec l’histoire racontée : Turing suit un traitement à base d’estrogènes et en se regardant un jour dans le miroir, il constate qu’il est devenu une femme. La médecine a tenté de reprogrammer son identité sexuelle avec une médication violente. Lui-même semblait traverser une Vallée de l’étrange à ce moment-là, a-t-on envie de dire.

A la fin des années 1930, le scientifique regarde le film Blanche Neige et les sept Nains (David Hand, 1938) dont une phrase s’est particulièrement gravée dans sa mémoire : « Plonge la pomme dans le chaudron pour qu’elle s’imprègne du poison ». Elle l’accompagne. Il la répète obsessionnellement chaque jour. Finalement en 1954, le génie de la future intelligence artificielle croque une pomme trempée du cyanure. Il met ainsi fin à sa vie…

 Théâtre sans acteur ou dialogue (trans)humaniste

Le robot construit pour ce spectacle a une mission claire : devenir le double mécatronique de l’écrivain. Son apparence physique est à la fois convaincante (visage exact, peau siliconée, cheveux, pilosité de la barbe et des mains) et remise plusieurs fois en question. Pour cette dernière, le metteur en scène détourne l’idée de la Vallée de l’étrange. La voix de Gilles Tschudi, interprétant Thomas Melle en langue française, nous séduit par son jeu équilibré sachant accentuer les moments les plus dramatiques de l’histoire. Le robot se racle sa gorge également ce qui est clairement un paramètre humain. Cette présence vocale de l’acteur pré-enregistré contraste avec une démystification partielle du corps de cette machine puisque depuis la scène, il est tout à fait possible de voir que l’arrière du crâne est enlevé et dévoile le câblage et les mécanismes de fonctionnement. De plus, le robot croise ses jambes de manière non naturelle et peut tourner son pied à 360 degrés.

Melle-robot évoque qu’il peut manipuler une machine du théâtre. Il donne des ordres à un réflecteur placé à sa droite tout prêt du public : « Tourne à gauche, tourne à droite, danse, stop », dit la machine à une autre machine…

Stefan Kaegi « La Vallée de l’étrange », Théâtre Vidy Lausanne. Phot. Izabella Pluta©

On peut constater que dans ce spectacle, le phénomène de la Vallée de l’étrange est analysé depuis des perspectives différentes. Le metteur en scène le discute dans le cadre scénique convoquant plusieurs fois la métaphore et la transposition artistique. Néanmoins, il va parfois encore plus loin, vers l’ici et maintenant de notre vie et de notre actualité en intégrant des images de prothèses bioniques et d’avancement des neurosciences. L’un des extraits documentaires du spectacle nous présente l’écrivain Thomas Melle qui rencontre Enno Park, une personne sourde qui porte un implant cochléaire. Park nous introduit dans sa perception auditive et dans l’univers du silence dont il est originaire. Melle-robot se demande : « Une personne sourde est-elle une machine humaine ? ». En effet, la question de cyborgisation qui surgit soudainement prend ici sa véritable ampleur. Si un cyborg est un organisme mi-biologique mi-technologique, tel que défini par le médecin José Delgado dans les années 1950-1960, une personne implantée d’un pacemaker, d’un implant cochléaire ou oculaire, est-elle un cyborg ? Ce concept, débattu notamment par Donna Haraway en tant que figure hybride dans le sens plus large et son impact sur la société, apparaît sous une nouvelle lumière dans la perspective proposée par Kaegi. Melle se demande, à son tour, si lorsqu’il fonctionne à l’aide de la technologie comme durant cette conférence, il perd une partie de son humanité. Plusieurs axiomes liés au courant transhumaniste tels que la cyborgisation, la prothétique bionique, le corps technologique sont ici soulevés mais aucune réponse ne nous est donnée. « Ce spectacle parle de vous »- constate Melle-robot. C’est au spectateur de réfléchir et de se positionner par rapport à la réalité technologique qui est déjà la sienne.

Stefan Kaegi « La Vallée de l’étrange », Théâtre Vidy Lausanne. Phot. Rimini Protokoll©

Il convient de se demander comment le public ressent la présence de l’androïde et comment il perçoit le phénomène de la Vallée de l’étrange ?« Et vous, êtes-vous programmés ? » – nous lance le robot. Ou encore, il nous propose un exercice en fermant les yeux dans l’obscurité de la salle : se rappeler notre première image, notre premier souvenir. « Dans quelle mesure vos souvenirs sont à vous ? » – nous demande Melle-Robot et il nous met ainsi à l’épreuve d’interrogations parfois sans réponses. Et enfin, « Pourquoi vous êtes là ? Pour vous identifier avec moi ? », « Je ne sais pas ce que je fais ici. Je ne sais pas ce que vous faites ici… », « Vous n’êtes pas obligés d’être là, vous êtes libres ».

Kaegi confronte les spectateurs aux multiples passages des frontières entre ce qu’on définit comme « machine » et ce qu’on nomme « l’humain ». C’est une démarche véritablement astucieuse de cette mise en scène et sa grande force. Ces traversées désorientent le public dans ses certitudes, le rendent perplexe et le stimule à réfléchir à nouveau sur ces deux catégories qui forment le fondement de notre société du progrès. Melle-robot constate finalement : « Il y a quelque chose qui cloche vraiment ». En effet, le metteur en scène brouille constamment les frontières entre l’original et la copie, entre le vivant et l’inanimé…

*Toutes les citations du spectacle proviennent de mes notes prises lors de la représentation au Théâtre du Vidy en octobre 2019.

Izabella Pluta – docteure ès lettres et chercheuse associée au Centre d’études théâtrales et au Laboratoire de cultures et humanités digitales (Université de Lausanne)

Pour citer cet article:
Izabella Pluta, « Quand les frontières entre l’original et la copie se brouillent. La Valleé de l’étrange de Stefan Kaegi », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : ˂https://theatreinprogress.ch/?p=638&_thumbnail_id=650>, mise en ligne le 28 février 2020, Izabella Pluta©