Georges Gagneré et Cédric Plessiet/Entretien par Izabella Pluta

« Sur la collaboration d’un metteur en scène et d’un programmeur : des synergies aux hybridations des compétences professionnelles »

Entretien  réalisé par Izabella PLUTA ©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture

Georges Gagneré, enseignant-chercheur et metteur en scène  et Cédric Plessiet, programmeur, artiste visuel et enseignant-chercheur, ont fait partie du projet interdisciplinaire La scène augmentée : jeu de l’acteur, pratiques de création et modes de transmission, renommé ensuite Masque et avatar qui a débuté en 2014 et qui s’est achevé en décembre 2017. Implanté au Laboratoire d’excellence Labex Arts-H2H à l’Université Paris 8, il s’est donné comme champ de recherche la relation de l’art et des nouvelles technologies et plus concrètement la relation de l’acteur avec le masque et avec l’avatar pour s’interroger sur le concept du masque technologique. A partir de fin 2015, les principaux participants à ce projet, Erica Magris (enseignante-chercheuse), Giulia Filacanapa (metteure en scène et chercheuse), Georges Gagneré ont été rejoints par Cédric Plessiet. Le projet s’est réalisé également avec la participation des acteurs de la Cie Gente Gente !! (troupe de commedia dell’arte) et avec les étudiants du Département du Théâtre de l’Université Paris 8, qui se sont portés volontaires pour cette expérimentation durant plusieurs workshops, l’expérimentation appelée Masque et Technologies. La forte dimension interdisciplinaire de ce projet a déterminé non seulement la méthode de travail, mais a également interrogé les frontières des compétences professionnelles des collaborateurs. Par conséquent, le metteur en scène est amené à programmer et à coordonner, le programmeur est confronté à la direction d’acteurs et le comédien masqué joue avec l’avatar. En ayant suivi deux ateliers entre 2015-2016, j’ai interrogé Georges Gagneré et Cédric Plessiet sur cette phase du projet en me concentrant sur la spécificité de leur collaboration et sur les mutations de leurs compétences professionnelles dues au travail interdisciplinaire et intermédial.

Izabella Pluta : Pourriez-vous présenter votre spécialisation professionnelle ?

Georges Gagneré : Je suis metteur en scène et je me considère également « concepteur de dispositifs intermédia ». Ce dernier terme implique à la fois la scénographie sur le plateau théâtral et l’acteur qui y joue. Il explicite ma manière de penser une scénographie dynamique numérique. Le jeu vidéo offre aujourd’hui l’exemple d’un « espace scénographique fluide », en l’occurrence une image 3D virtuelle, qui permet de construire une dynamique interactionnelle de « jeu scénique avec l’espace » pour les acteurs virtuels qui l’habitent, les avatars. Et en ce sens, le jeu vidéo ouvre des espaces créatifs qui renouvellent ceux du media vidéo. Je cherche ainsi à développer des dispositifs scéniques hybridant le physique et le numérique, dans lesquels tous les collaborateurs, metteur en scène, acteur physique, artiste numérique, travaillent ensemble, comme cela se passe actuellement dans le cadre de l’expérimentation Masque et avatar.

Cédric Plessiet : En ce qui concerne ma spécialisation, j’ai travaillé dans le champ des effets spéciaux et dans la capture du mouvement dans le domaine du film. J’ai été immergé dans le processus de production cinématographique. Ensuite, j’ai collaboré avec des danseurs, en raison du manque de gestualité et de corporalité réelles que je ressentais dans le monde du cinéma. Par la suite, j’ai abandonné l’univers de la danse parce que les gestes chorégraphiques qu’ils faisaient ne me parlaient pas. Je me suis tourné alors vers les jeux vidéo et c’est là que j’ai trouvé des personnages complexes. Néanmoins, ce n’était pas suffisant, car il manquait ici la richesse du jeu d’acteur. À ce moment-là, j’ai rencontré Georges, et nous avons décidé de collaborer.

I. Pluta : Quand as-tu commencé les jeux vidéo ?

C. Plessiet : Je n’ai jamais fait de jeux vidéo sur le plan de leur conception et production. Je les utilise pour élaborer des installations artistiques.

I. Pluta : Lorsque tu évoques que ton travail exige de la rigueur, notamment dans la construction de l’acteur virtuel, à quoi fais-tu référence ?

Georges Gagneré. Phot. G. Gagneré© didascalie.net

C. Plessiet : Je pense aux effets spéciaux.

I. Pluta : Ces techniques sont-elles proches du jeu vidéo ?

C. Plessiet : Je dirais que maintenant, en général, c’est le cas, mais à l’époque – non. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne m’y intéressais pas, car le rendu de l’image était bien en-dessous de ce qui existait dans le champ des effets spéciaux. J’ai commencé à m’intéresser au jeu vidéo à partir du moment où nous avons débuté la conception d’éléments tout simplement beaux visuellement, sans qu’on en voie les pixels.

I. Pluta : Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Cédric Plessiet. Phot. C. Plessiet©

G. Gagneré : Quand je suis arrivé à l’Université Paris 8, en tant que professionnel associé au Département Théâtre, Cédric était la première personne que j’ai souhaité rencontrer. D’ailleurs, la rencontre s’est faite grâce à l’intermédiaire de Marie-Hélène Tramus, directrice du laboratoire INRéV (Images Numériques et Réalité Virtuelle)[1] à ce moment-là, qui m’a présenté Cédric. Au départ, j’avais plutôt repéré un autre collaborateur du laboratoire travaillant sur les enjeux « images numériques temps réel ». C’était bien Cédric qui œuvrait exactement sur les problématiques qui me semblaient pertinentes pour le théâtre. Ensuite, nous nous rencontrions d’une manière informelle pour discuter, partager des univers et pour aborder des aspects pratiques. Nous nous sommes fixés des objectifs communs : le premier – j’avais besoin d’une plate-forme de pratique pédagogique pour mes étudiants ; le deuxième – nous avons réalisé ensemble un projet CRéATIC (Initiative d’excellence en formations innovantes) ; et le troisième objectif concernait le travail de Cédric sur une installation et il avait besoin de mes compétences. Surtout que depuis un an et demi, nous travaillons sur un projet artistique, avec une troisième collaboratrice, actrice de théâtre. Nous avons souhaité alors consolider notre dynamique dans le domaine artistique, pousser nos pratiques à se rejoindre, fabriquer de belles images numériques et tisser un dialogue étroit avec l’actrice sur le plan scénique. Cela prend beaucoup de temps de développement…

I. Pluta : À qui appartient le choix du dispositif de la première phase du projet, notamment la Kinect et l’Oculus Rift ? Les avez-vous déterminés ensemble ?

G. Gagneré : Sur le plan chronologique, le projet Masque et avatar, sous le titre d’abord La Scène augmentée, démarre bien après la rencontre entre Cédric et moi. Le dispositif cité dans ta question est utilisé sur une plate-forme sur laquelle on travaille depuis 2013. Pour Masque et avatar, on a commencé à mettre en place des éléments en décembre 2015, puis en mai 2016. Notre plate-forme de travail évoluant par ailleurs, nous avons pu faire bénéficier Masque et avatar de progrès substantiels. Nous avons notamment donné un corps à l’avatar, la scénographie a été améliorée, les lumières également. La Kinect et l’Oculus Rift, que tu évoques, impliquent deux paradigmes intéressants. Les questions liées au premier ont été de savoir comment on prend la mesure de la présence de l’acteur dans l’espace. Soulignons que la Kinect est un dispositif de capture de mouvement low cost que l’on peut facilement déployer avec une équipe de théâtre, dans une salle de classe, avec un seul ordinateur portable. C’est donc une manière de prendre en compte la présence de l’acteur physique dans un dispositif impliquant un environnement virtuel. Avec Cédric, nous avons voulu proposer une autre qualité d’écoute de la présence de l’acteur. Nous souhaitions mettre au service du théâtre ce qui se fait sur la question de la captation du mouvement en dehors du spectacle vivant, notamment dans le jeu vidéo.

C. Plessiet : Ce qui m’intéressait, c’était de travailler avec l’acteur virtuel en temps réel, ce que je ne faisais pas forcément avant. Je travaillais toujours en différé. Faire bouger l’acteur virtuel en temps réel signifie mettre en réseau les différents logiciels. C’est ça la grande différence.

Atelier CRéATIC à l’Université Paris 8: Motion Retargeting de l’acteur sur un avatar. Personne sur la photo: l’acteur Victor Cuevas. Mai 2015. Phot. G. Gagneré©

G. Gagneré : Par exemple, nous avons démarré le projet avec la Kinect 1 en décembre 2015, puis nous sommes seulement passés à la Kinect 2 en mai 2016. Nous n’avions pas pu commencer avec la version Kinect 2, car le plan de travail était complexe et il fallait gérer la combinaison de plusieurs logiciels. La question d’Oculus Rift, c’est un second paradigme qui modifie les points de vue du spectateur et de l’acteur sur l’espace de jeu. L’effet d’immersion touche autant la personne qui regarde que l’interprète. Dans nos recherches précédentes, nous avons abordé une étape où nous avons mis ensemble l’Oculus Rift et la Kinect, pour permettre à l’acteur d’avoir un rendu visuel correspondant à la nature de l’espace virtuel dans lequel son avatar évoluait. En janvier 2015, un projet CRéATIC, intitulé Du geste capté au geste d’interactivité numérique, a permis une expérimentation, avec des avatars non « réalistes », intéressante au niveau de l’espace numérique à habiter. Nous avons écrit à ce sujet l’article intitulé Traversée des Frontières[2]. La question était formulée ainsi à ce moment-là : comment l’acteur joue-t-il dans l’espace numérique rendu accessible par le dispositif d’Oculus Rift ? Mais dans le premier workshop CW#1 du projet actuel Masque et avatar en décembre 2015, Giulia Filacanapa [metteure en scène et collaboratrice du projet] a fait remarquer, à juste titre, que dans l’expérimentation avec les masques, les participants invités n’étaient pas intéressés par la question de l’immersion de l’acteur physique dans l’environnement numérique.

I. Pluta : Quelles problématiques et questions rencontrez-vous en travaillant avec l’Oculus Rift ?

Cluster Workshop CW#1 à l’Université Paris 8: la mocaptrice masqué (utilise la capture du mouvement) improvise avec son propre avatar masqué également. Personne sur la photo: une étudiante du Département théâtre de l’Université Paris 8. Décembre 2015. Phot. G. Gagneré©

C. Plessiet : L’Oculus Rift permet de créer des connexions entre l’acteur réel et l’acteur virtuel. Ce qui est intéressant pour moi et pour Georges, c’est qu’il y ait une connexion entre les deux. Dans le workshop CW#1, l’espace virtuel est projeté sur un mur. Il y a donc une frontière entre l’espace de jeu de l’acteur physique et celui de l’avatar. La véritable difficulté est de créer un lien empathique entre les deux. L’Oculus Rift donne cette possibilité d’immerger l’acteur réel dans le monde virtuel. Dans mon installation Lucky, basée sur En attendant Godot, de Beckett, il y avait Pozzo qui tenait en laisse l’esclave Lucky. On pouvait lui donner des ordres à la voix. Il y avait quelque chose qui m’a fasciné : autant les spectateurs en voyant l’image projetée sur le mur ou sur l’écran trouvaient la situation drôle, autant dès qu’ils étaient immergés dans la situation il y a eu des réactions violentes, où ils ne pouvaient pas tenir un homme en laisse. Pour moi, c’était quelque chose d’extrêmement important, il faut qu’il y ait une traversée des frontières, soit mettre l’acteur virtuel dans le monde réel soit mettre l’acteur réel dans le monde virtuel, c’est comme ça que ce lien empathique s’est créé. Quelle est la place du spectateur dans cette histoire ? La grande différence qu’il y a entre mon approche et ton approche, Georges, c’est que dans mon travail, l’acteur est le spectateur, je n’ai pas besoin de troisième ou quatrième spectateur. Alors qu’au théâtre, vous avez besoin d’avoir le public. Il faut s’interroger sur la manière de collaborer si on a deux approches différentes. C’est un défi. Il y a une grande réflexion à poursuivre.

G. Gagneré : Aujourd’hui par exemple, on pourrait déjà envisager de demander aux spectateurs de mettre quelque chose devant leurs yeux pour accéder à l’immersion. Mais dans ce cas, où se trouve le collectif ? La question du rapport à l’espace 3D est abordée dans l’effet Pepper Ghost qui donne une possibilité d’immerger l’acteur dans l’image. Nous parlons cependant ici de plonger les spectateurs dans une autre réalité qui n’est pas la réalité du plateau. Il s’agit de l’immersion qui crée une réalité qu’on vit l’un à côté de l’autre, deux effets de présence se juxtaposent.

Plessiet : Au Japon, il y a des chanteuses virtuelles qui chantent avec des systèmes d’hologrammes reprenant le principe de Pepper Ghost. Il y a de vrais concerts qui sont organisés et il y a de grosses structures derrière ces productions. En revanche, au théâtre, je n’ai aucune connaissance d’acteurs virtuels.

I. Pluta : S’agit-il dans ton exemple de projections en temps réel ?

C. Plessiet : Non, c’est encore rare, il me semble…

G. Gagneré : Au théâtre, en effet, ce procédé est encore fort expérimental. À part quelques compagnies, par exemple la compagnie Crew qui expérimente l’immersion en Belgique, la scène théâtrale explore encore peu cette solution. Le casque de réalité virtuelle concerne l’acteur et le spectateur qui vivent dans un espace commun. Il s’y crée un espace de l’entre-deux. Tout le monde pourrait être immergé tout en conservant un espace partagé. Mais ce que nous réalisons avec Masque et avatar est différent. Nous avons une projection 3D sur un mur, et nous projetons l’acteur à l’intérieur en lui faisant habiter un avatar. Si nous avions tous des casques de réalité virtuelle, les sensations seraient différentes. Dans le projet actuel, nous sommes confrontés à la notion d’effet de présence, très importante dans le contexte d’une projection sur écran : l’acteur physique doit jouer avec un avatar présent sur une projection « plate ».

Master Classe du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, au Théâtre de l’Aquarium: répétition avec deux élèves masqués, dont celui à gauche est aussi mocapteur de l’avatar à l’écran. Personnes dans l’image : deux élèves du CNSAD. Septembre 2017. Phot. G. Gagneré©

I. Pluta : Comment les divers collaborateurs se sont-ils joints à vous ?

G. Gagneré : Un rapprochement important s’est réalisé à partir de L’Observatoire critique, groupe d’étudiants et jeunes chercheurs rassemblés en 2014-15 dans les Universités Paris 3, Paris 8 et Paris 10 dans le but de participer au colloque Corps en scène : l’acteur face aux écrans organisé par Josette Féral et Louise Poissant en juin 2015[3]. À la rentrée universitaire 2015-16, nous avons présenté à ce groupe ce que nous voulions réaliser dans le projet Masque et Technologies sous l’angle de la recherche-création. Par rapport à la constitution de l’équipe, une étape importante a démarré lorsque Giulia Filacanapa a formulé une hypothèse voulant que le masque physique, en étant déjà l’augmentation du comédien, puisse aider également l’augmentation de l’acteur habitant un avatar. Nous nous étions croisés à l’issue d’un spectacle de néo-commedia dell’arte qu’elle avait donné avec sa compagnie Gente Gente !! à l’Université Paris 8 en juin 2015. En discutant à l’issue du spectacle, nous nous étions dit que nous pourrions faire quelque chose sur la rencontre entre un acteur masqué et un avatar, deux figures de l’augmentation de l’acteur physique. On s’était donc dit aussi que la direction de l’acteur masqué pourrait servir la direction de l’acteur habitant un avatar, dispositif de jeu que j’expérimentais alors dans le cadre des projets CRéATIC avec Cédric. Masque et avatar consiste donc à l’origine à utiliser une technique traditionnelle de masque pour aider à la direction d’un acteur et l’invention de situations scéniques impliquant un acteur masqué et un avatar. À la rentrée 2015-16, nous avons décidé que nous allions prolonger les questionnements du groupe de l’Observatoire critique en passant à la pratique.

I. Pluta : La recherche pratique a-t-elle démarré à ce moment-là ?

G. Gagneré : Oui, mais en rebondissant sur un projet déjà en cours. J’avais demandé à Cédric de me fabriquer une petite plate-forme, SAS3D (Station virtuelle d’actions scéniques en 3D), dans la foulée de l’atelier CRéATIC que nous avions coorganisé en janvier 2015. J’allais alors conduire un enseignement pratique en Master 2 en 2015-16 et je souhaitais proposer aux étudiants de participer à cet atelier CRéATIC que nous allions refaire en l’approfondissant en janvier 2016. J’ai alors proposé à mes étudiants de Master 2 de se joindre à l’Observatoire critique évoqué plus haut afin de participer aussi au démarrage du projet Masque et avatar. Nous évoquons l’atelier CRéATIC de janvier 2016 dans un article à paraître, Perceptions (théâtrales) de l’augmentation numérique[4]. Dans l’atelier de 2016, les étudiants se sont davantage appropriés les outils en termes de jeu, par rapport à 2015. Ils ont fabriqué leur avatar. Ils ont manipulé l’ordinateur, fabriqué des séquences d’animation et les ont assemblées en les scénarisant avec des outils d’Intelligence Artificielle issus du jeu vidéo. C’était une approche concrète afin de s’approprier la notion d’avatar.

I. Pluta : Comment avez-vous organisé votre dialogue à ce moment-là ?

G. Gagneré : Je trouve intéressant que, dans cette première phase, j’ai réussi à convaincre Cédric de me fabriquer une plate-forme pédagogique de manipulation d’avatar en lui promettant que, sur cette plate-forme, j’allais devenir autonome. C’est la raison principale de son accord. Il devait me transmettre des briques technologiques et, à un moment donné, je devais être capable de pouvoir moi-même continuer à les agencer sans le harceler de questions et en prenant la responsabilité de me former un minimum à son langage. Je l’ai attiré alors vers le théâtre et il nous a fabriqué un premier prototype. Pour le second workshop CW#2, on n’a pas eu la possibilité de faire une expérimentation pratique. Néanmoins, Cédric, de son côté, continuait de fabriquer des briques très intéressantes. CW#2 a donné naissance à une petite performance où il s’est mis à jouer. Ensuite, on s’est dit qu’on aurait plus de temps pour préparer le workshop CW#3 prévu au mois de mai. Mais tout a été très vite, et on a finalisé une version du prototype sur laquelle j’ai dû m’occuper de nombreuses tâches de manière autonome, car Cédric était pris dans d’autres délais et obligations professionnelles. Dans notre rapprochement, et finalement dans la constitution de notre tandem, il y a eu un facteur intéressant et je pense qu’il est assez déterminant. Cédric a une passion pour le théâtre de l’absurde et notamment des auteurs comme Beckett, Ionesco ou Jarry. Ce style de théâtre laisse une grande place pour l’acteur et le jeu, ainsi qu’une ouverture sur le plan narratif parce qu’il reste du théâtre de l’absurde. Il n’y a pas de problématique de psychologie, ce qui offre une liberté qui allège la charge « réaliste » du théâtre pour les personnes qui viennent d’autres univers. Cédric avait fait une installation inspirée d’En attendant Godot, de Beckett, Lucky, qui était une immersion dans l’univers de Beckett. Je sentais qu’il y avait un désir de théâtre et il me proposait de participer à une nouvelle version de cette installation, Lucky 2.0, pour comprendre ce que sont concrètement les enjeux de l’acteur virtuel. Moi, je venais plutôt du monde de la vidéo interactive, du travail avec les écrans, mais j’avais aussi commencé à m’intéresser aux avatars, notamment aux agents conversationnels et aux travaux que menaient des chercheurs comme Catherine Pélachaud ou Rémi Ronfard, sans pour autant aborder leur utilisation en pratique. Ça s’est précipité avec la rencontre de Cédric, grâce à ce contexte où il y avait du théâtre et une installation immersive interactive, qui nous a permis de constituer un petit bagage en commun. Ensuite, je dois dire que j’ai dû faire un gros effort pour comprendre comment se construisait un avatar sur le plan informatique. C’est la reconstruction d’un acteur, ce qui ne va vraiment pas de soi. C’est un métier à part entière, avec de nombreuses facettes différentes.

Logiciel Unreal 4: l’éditeur de la cuelist permettant de contrôler les comportements des avatars dans le moteur de jeu Unreal 4. Phot. G. Gagneré©

I. Pluta : Vos objectifs ont-ils évolué par rapport au début du projet ?

C. Plessiet : Au début, j’étais réticent, car je ne savais pas comment je pouvais m’inscrire dans le projet. Mais l’idée du corps dans l’espace virtuel a tout de suite attiré mon attention, ainsi que la façon d’intégrer le jeu dans l’espace numérique. Un autre point important était la problématique de prévisualisation, qui intéresse le théâtre, le cinéma et le jeu vidéo. C’est une problématique émergente pour l’art et les sciences dures. Le projet Masque et avatar m’intéresse, car on met au centre l’interdisciplinarité de nos recherches sur ces questions.

I. Pluta : En venant de champs différents, comment appréhendez-vous la terminologie spécialisée ?

C. Plessiet : Elle est très différente, je crois que nous avons appris à nommer les choses, à nommer des objets.

G. Gagneré : En 2014, j’avais été confronté aux thèmes du virtuel et de l’acteur numérique à travers le projet Variations sur ‘La Ronde’ que j’avais fait avec Rémi Ronfard et je me suis rendu compte qu’il y avait deux manières de parler des choses puisque, avec Rémi Ronfard ou avec d’autres laboratoires j’étais resté extérieur à la problématique. Cédric a réussi à me convaincre de rentrer dans la problématique, c’est-à-dire que je n’analysais plus l’avatar seulement de l’extérieur. Je me suis formé à son vocabulaire pour faire une correspondance avec un certain nombre de problématiques théâtrales.

I. Pluta : Je suppose que toi Cédric, tu t’es vite rendu compte que Georges avait un background assez solide dans ce domaine-là, qu’il arrivait à communiquer en termes spécialisés, qu’il connaissait beaucoup de choses.

Cluster Workshop CW#3 à l’Université Paris 8: l’acteur masqué improvise avec un avatar masqué piloté par un autre mocapteur. Personne sur la photo : une étudiante du Département théâtre de l’Université Paris 8. Mai 2016. Phot. G. Gagneré©

C. Plessiet : Pour moi, je l’ai senti passionné, mais pas doué [rire]. C’est ce qui l’a « sauvé » à mes yeux. Il ne m’a pas considéré comme un technicien. Souvent les gens viennent en disant « moi je suis artiste, toi tu es technicien, tu vas me fabriquer ton objet », et j’avais un vrai blocage par rapport à cette attitude. Georges est arrivé en disant « tu as un univers, je le trouve intéressant, moi aussi j’ai un univers, travaillons ensemble ». Je lui ai dit « d’accord, mais dans ce cas-là, il faut que tu comprennes des principes de mon univers ».

G. Gagneré : C’est toujours ce fait de savoir si, pour être metteur en scène, il faut avoir été acteur ou pas. Je reconnais volontiers que je suis metteur en scène sans avoir été vraiment acteur. Je suis plutôt musicien qu’acteur. A un moment donné, je suis quand même monté sur un plateau, comme si je devenais un acteur de l’espace mental et de l’univers de Cédric quand il pense son œuvre, en faisant un certain chemin pour y accéder. J’ai dû me former à ces éléments-là pour comprendre ce qui se faisait au final.

C. Plessiet : Parce qu’au début c’est vrai que tu as eu des idées, tu disais « je voudrais cet élément » et puis moi je répondais « non, il s’agit là d’une première étape et ensuite il y a les étapes suivantes… » et à force de dire « non » et d’expliquer les raisons de mon refus, il a compris qu’il fallait qu’il le fasse.

G. Gagneré : Voilà et du coup, on a commencé à essayer d’articuler des éléments de transition, cela veut dire qu’il y a des choses que je ne sais pas faire et que je ne saurai jamais faire ; ça sort de mon champ de compétences. À d’autres endroits, il y a des éléments que je peux m’approprier pour les articuler et exister dans son monde en totale complémentarité, et en totale dépendance. Je me suis mis à travailler avec l’outil numérique, car je n’avais pas le choix, sans pour autant devenir, concernant la dimension informatique, un Adrien Mondot, qui a une formation d’informaticien dès le départ[5]. Selon moi, le metteur en scène, ou le concepteur de projet scénique impliquant des acteurs, est amené de plus en plus à acquérir des compétences qui n’étaient pas officialisées il y a quelques années, et qui concernent les outils informatiques notamment. Je suis amené à travailler sur des questions de code pur, en tant qu’utilisateur aguerri, un « power user», et non pas un développeur C++[6].

C. Plessiet : On peut dire en interdépendance, maintenant, je crois qu’on y est arrivé.

G. Gagneré : Interdépendance oui, mais il y a peut-être un problème plus large. Pour rendre possibles certaines choses, il faut résoudre des problèmes technologiques. Il y a par exemple des ingénieurs dans des laboratoires de recherche qui passent leur temps à adapter des outils pour rendre possible des expériences. Ce n’est pas de l’interdépendance, c’est de la dépendance, je dirais, dans ce cas-là. Il faut que chacun prenne sa part de responsabilité dans cette dépendance à la technologie. Pour revenir à la question du spectateur de théâtre – dont Cédric disait tout à l’heure qu’il était en dehors de ses problématiques – quand on a mis les choses sur le plateau théâtral, j’ai expliqué à Cédric la place de l’acteur, donc il a appris à considérer la place de l’interprète, voir ce que cela implique. L’acteur n’est pas forcément un spectateur, le spectateur peut aussi toucher des problématiques d’interprète. C’est en le faisant qu’il y a eu un mouvement. Autrement dit, Cédric a observé, a vu, a entendu, a rencontré différentes manières de jouer, et il a reconsidéré ses interrogations initiales en comprenant d’abord et en changeant ensuite de point de vue.

C. Plessiet : Je pense que ce qui m’a vraiment surpris, c’est la place du corps au théâtre. Elle est différente dans ma recherche. Pour moi, le corps est un avatar, un véhicule que l’on pilote, alors que pour vous, c’est un objet de communication, ce qui n’est pas du tout la même chose. Je me souviens de Victor [Cuevas], un acteur pendant le CRéATIC de 2015, qui n’arrêtait pas de râler. Il nous a fallu comprendre que nous ne lui avions pas fourni les outils dont il avait besoin pour pouvoir s’exprimer. Cette situation m’a véritablement choquée. C’était une réelle prise de conscience pour moi.

Cours au Département théâtre à l’Université Paris 8: première rencontre de Duccio Bellugi-Vannuccini, acteur du Théâtre du Soleil, avec un avatar. Personne sur la photo: Duccio Bellugi-Vannuccini. Mars 2017.Phot. R. Sohier©

G. Gagneré : C’est intéressant, parce qu’à mon avis, c’est un work in progress. On utilise une Kinect qui a des moyens limités par rapport à des stations optiques de capture de mouvement, beaucoup plus chères. Néanmoins, selon la manière dont l’acteur l’apprivoise, selon l’espace à jouer, cet outil peut dégager de la poésie. Il peut donner également un effet complètement nul. Cédric voit la place du corps comme une sorte de marionnette humaine, ou de masque si on veut utiliser la métaphore du masque. En fait, on est plutôt entre masque, mime et marionnette. Il faudrait qu’on théorise ce degré d’augmentation numérique du corps de l’acteur. Effectivement, Cédric apporte un savoir-faire d’utilisation en temps réel parce que c’est aussi un spécialiste de la capture de mouvement.

C. Plessiet: C’est étrange car j’en suis spécialiste, en effet, mais quand il s’agit de rendre une capture de mouvement en temps réel, c’est-à-dire « dynamique », cela me perturbe un peu d’avoir un résultat tout de suite. Je ne suis pas habitué à prendre les datas du corps de l’acteur et les réinjecter ailleurs.

G. Gagneré: Cédric fabrique son œuvre. Or, il intervient dans l’œuvre qui est en train de se faire. Cette situation l’intéresse car il peut demander des choses à la personne qui fait la capture de mouvement. Le procédé devient plus spécialisé, certes, mais c’est là où le théâtre a toute sa place. C’est là où on ne va pas extraire des données de quelqu’un d’autre pour les réutiliser ailleurs. Nous collaborons. C’est ce que je voudrais faire partager à tout le monde dans le workshop Masque et avatar. C’est parallèle à la préoccupation de Giulia Filacanapa sur la problématique du masque, mais il faut réfléchir ensemble aux conditions de cette augmentation numérique pour qu’on ait des éléments intéressants à jouer sur le plateau. Sinon, c’est comme un acteur qui ne sait pas mettre son masque ou qui l’utilise mal, le résultat sera toujours inintéressant.

C. Plessiet : L’une des raisons pour lesquelles l’acteur m’a intéressé est que, dans le domaine de la danse, je ne rencontrais pas d’interprètes. En étant ingénieur de capture de mouvement, on travaille avec des danseurs et des mimes, mais pas avec les acteurs. Cela me gênait. Lorsqu’on faisait un casting pour avoir un personnage pour tel ou tel rôle, sur Donkey Kong ou des projets similaires, c’était systématiquement un mime ou un danseur qui était choisi. C’était beaucoup plus difficile de travailler avec des acteurs. Quand j’ai été amené à travailler avec des comédiens, et plus spécifiquement avec des étudiants, je n’arrêtais pas de dire « mais je ne comprends pas, on n’arrive pas à travailler avec vous. Pourquoi ? ». Après, en observant cette situation, j’ai compris que la différence réside dans le fait que les danseurs et les mimes ont pour mission de faire des gestes lisibles à l’extérieur, alors que l’acteur a pour mission de faire passer une émotion, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Peut-être que faire passer une émotion n’est pas le bon terme…

G. Gagneré : C’est intéressant ce que dit Cédric, c’est vraiment une manière de considérer son corps comme vecteur de quelque chose. Il voit si l’acteur prend conscience de la lisibilité de ses gestes, comme c’est le cas dans le travail avec un masque, dans le mime ou avec la marionnette, en raison de l’existence de la distance.

Le 10 juin 2016. Entretien Skype entre Lausanne et Paris. Transcription par Damien Guéniot. Entretien relu et autorisé par Georges Gagneré et Cédric Plessiet

Georges Gagneré est metteur en scène et collaborateur de la plate-forme didascalie.net. Il conduit ses recherches artistiques sur les territoires hybrides de la réalité mixte, de la téléprésence et des interactions entre comédiens et entités numériques, en dialogue avec divers laboratoires de recherche. Il est par ailleurs maître de conférences associé au département théâtre de l’Université Paris 8.

Cédric Plessiet est responsable des Licences 3 ATI. Maître de conférences à ATI depuis 2009 et ancien d’ATI, son parcours l’a amené à travailler en R&D à Télétota, et en capture de mouvement à Animazoo. Il s’intéresse particulièrement aux acteurs virtuels intelligents interactifs et mène actuellement des recherches sur la prévisualisation pour le cinéma. Il est également attiré par les interactions acteur réel/acteur virtuel au théâtre, ce qui l’amène à travailler autour de multiples champs comme la capture de mouvement, le rigging, la modélisation et en particulier la reconstruction de scan 3d, les moteurs temps réel et l’intelligence artificielle pour les jeux vidéo.

 Izabella Pluta – docteure ès lettres et chercheuse associée au Laboratoire de cultures et humanités digitales (Université de Lausanne) et au Laboratoire Passages XX-XXI (Université Lyon 2). Elle intervient régulièrement aux Teintureries Ecole de théâtre de Lausanne.

Notes

[1] INREV : https://inrev.univ-paris8.fr

[2] Gagneré Georges, Plessiet Cédric, « Traversée des frontières », dans H. Hachour, N. Bouhaï, I. Saleh (dir.), Frontières numériques & artéfacts, L’Harmattan, Paris, 2015, Chapitre 1, pp. 9-35.

[3] Colloque Corps en scène : l’acteur face aux écrans a été organisé par Josette Féral et Louise Poissant, les 3,4,5 juin 2015 à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, voir le site : http://acteurecrans.com/

[4] Gagneré Georges, Plessiet Cédric, « Perceptions (théâtrales) de l’augmentation numérique », à paraître.

[5] Adrien Mondot, voir plus : https://www.am-cb.net/

[6] C++ est un langage de programmation compilé.

Pour citer cet article:
Pluta Izabella, « Sur la collaboration d’un metteur en scène et d’un programmeur : des synergies aux hybridations des compétences professionnelles. Entretien avec Georges Gagneré et Cédric Plessiet », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : <https://theatreinprogress.ch/?p=455&preview=true> mis en ligne le 20 septembre 2018, Izabella Pluta©