Outre-mondes
La virtualité à l’épreuve de nos désirs
Table ronde
Auteurs: Christophe Burgesss, Lisa Courvallet, Paul Lëon, Valérie Félix, Michael Groneberg, Izabella Pluta
Théâtre les Halles à Sierre
CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cette table ronde : Gemma Arduini, Théo Arnulf, Claude Beyeler, Izabella Pluta)
Ce débat a été organisé à l’occasion de la création intitulée « Brainwaves » dont la première a eu lieu le 6 novembre 2021 au Théâtre les Halles à Sierre. Cette pièce immersive intègre la réalité virtuelle dans une expérience théâtrale, mettant en lumière les défis et les innovations liés à la fusion des technologies numériques et du spectacle vivant. Neuf spectateurs sont assis en cercle sur des chaises et porte un visiocasque qui leur permet de voir l’histoire en 3D. La pièce présente un récit immersif qui brouille les frontières entre réalités virtuelles et physiques, notamment sur le plan du jeu. L’actrice réelle joue le personnage d’Ivy en se déplaçant dans l’espace physique du public qui ne la voit pas et en animant la représentation numérique du personnage – un avatar vu dans l’espace virtuel à travers le casque. Ivy est une jeune femme atteinte du syndrome d’enfermement à qui est offert un corps virtuel. La performance présente une approche novatrice de la narration et de la performance, démontrant le potentiel des nouvelles technologies pour repousser les limites du théâtre traditionnel.
Table ronde avec Christophe Burgesss (metteur en scène, RGB Project), Lisa Courvallet (comédienne), Paul Lëon (designer, collectif ZEROTERA, Floating Point Studio), Valérie Félix (Prof. intervenante, histoire de l’art, EDHEA), Michael Groneberg (MER, philosophe, Université de Lausanne, Section de philosophie), modération : Izabella Pluta (Dr, chercheuse en études théâtrales, Université de Lausanne, Centre d’études théâtrales) ; Théâtre les Halles à Sierre (Suisse), le 13 novembre à 18h30.
« Brainwaves ». Phot. Céline Ribordy
Izabella Pluta : Quel est votre rapport à l’avatar, le personnage d’Ivy de la pièce ?
Valérie Félix : Nous devons apprendre à avoir un rapport de parole avec l’avatar. Il faut vite supprimer la barrière et se dire que nous pouvons le saluer. J’ai beaucoup apprécié cette démarche.
Lisa Courvallet : Est-ce que c’était difficile de répondre à l’avatar ?
Valérie Félix : Oui, je pense qu’il y a vraiment ce rapport aux casques de réalité virtuelle,
qui, peut-être, brouillent les pistes de la relation directe entre le public et la comédienne.
Michael Groneberg : Je n’ai pas ressenti la même chose. Personnellement, je n’étais pas sûr que vous me parliez vraiment ou si vous parliez encore à mon voisin [à Lisa].
Valérie Félix : Est-ce que ça fait partie d’un scénario et est-ce que vous attendez [à Lisa] une réponse de nous ou non ? En tout cas, je l’ai ressenti comme ça : je me demandais si je devais intervenir ou pas.
Paul Lëon : Cette impression tient peut-être au fait que nous avons eu, il me semble, un petit problème de calibration sur la pièce à laquelle vous avez assisté et généralement, l’avatar va se trouver vraiment en face de la personne, donc l’adresse est comprise.
Michael Groneberg : Oui, je m’en suis rendu compte parce que le monsieur à côté de moi était au sol, alors je me suis dit : « ça ne peut pas être juste ! »
Lisa Courvallet : C’est parce qu’il n’y avait probablement personne à côté de vous.
Michael Groneberg : Malgré ce problème de calibrage, j’ai quand même répondu à un certain moment, même si je n’étais pas sûr que vous étiez devant moi [à Lisa].
Valérie Félix : Est-ce que par rapport aux précédentes représentations de cette pièce, vous avez senti une mise en place de relations ? Les spectateurs vous répondent-ils assez rapidement d’habitude ? [à Lisa]
Lisa Courvallet : Oui, je le sens tout de suite. Là, j’ai tout de suite vu que ça n’allait pas. Je parlais et la personne ne me répondait pas ou elle était un peu ailleurs. Je me disais qu’elle ne me voyait pas de face. Ensuite, j’ai senti qu’il y avait un décalage et qu’un spectateur me répondait quand je parlais à un autre. Puis, nous avons réussi à régler ce problème et quand ça marche bien, j’ai effectivement la sensation de vraiment m’adresser à vous, même si je ne vois pas vos yeux. En général, les personnes sourient, répondent ou font ‘coucou’. Des petites choses que vous ne pouvez pas voir, mais moi je sens que l’on me répond.
Paul Lëon : Une de petites choses que vous ne pouvez pas voir comme spectateur est que s’il y a un problème, la comédienne peut nous le communiquer. Dans ce cas-là, dès qu’elle l’a senti, elle nous a fait un signe. Peut-être, tu l’as aussi fait dans ta parole par l’inflexion de ta voix [à Lisa], mais c’était très bien intégré donc vous ne l’avez pas remarqué. Par conséquent, nous avons pu ajuster le calibrage. Effectivement, il y avait un problème que l’on ne voyait pas forcément à l’écran.
Izabella Pluta : Je dois peut-être expliquer que les comédiennes ne sont pas immergées dans la réalité virtuelle. Elles ont dû apprendre tout l’espace artificiel ainsi que les paramètres de celui-ci.
Valérie Félix : J’avais envie de guigner un peu sous le casque et j’ai vu que vous aviez un iPhone devant vous. Est-ce que ce dispositif vous renvoie certaines données ou pas du tout ?
Lisa Courvallet : Non, c’est seulement pour mon visage, car il capte mes mouvements faciaux.
Paul Lëon : Le retour que vous avez est un écran géré par Cyprien Rausis et moi à la régie. Quand il y a l’image de la citadelle, Cyprien la désigne avec un pointeur laser dans la pièce pour que la comédienne qui incarne Ivy puisse la situer. C’est un des repères et parfois il est utile pour certains minutages. Par exemple, les derniers soirs où j’ai pu faire la régie, elle jouait avec les images des poissons quand on était dans le cyberespace. Elle voit si c’est un banc de poissons proche d’elle et elle peut utiliser ces images.
Lisa Courvallet : Je perçois ces moments seulement sur l’écran sinon c’est très difficile de savoir quand ils arrivent.
Paul Lëon : En fait, à l’échelle du projet c’est la première fois que tout le dispositif technique est achevé. Pour l’instant, nous utilisons le téléphone pour capter le visage mais il pourrait être utilisé comme écran de retour pour les personnes qui incarnent les avatars virtuels. À ce niveau-là, pour les comédiennes cela s’avère compliqué. Toutefois, ces éléments-là pourraient être améliorés, dans d’autres projets éventuellement, ce qui montrerait une évolution de cette démarche.
Izabella Pluta : Christophe Burgess, vous êtes le metteur en scène de cette création. Comment vous est venu le thème de cette performance : « le syndrome d’enfermement » ?
Christophe Burgess : À la base, nous sommes partis de l’idée de quelqu’un qui était dans le coma parce que nous voulions voir comment on entrait en communication avec l’esprit de cette personne. Le coma a immédiatement posé la question du consentement de cette personne à faire entrer des gens dans son esprit. Par conséquent, nous nous sommes plutôt tournés vers l’image d’une personne qui aurait besoin de technologie pour avoir un corps. Ensuite, nous avons mis en parallèle les nouvelles technologies de réalité virtuelle et les possibilités qu’elles offrent ainsi que le handicap de ne pas avoir de corps. Les spectateurs, quand ils arrivent, marchent, s’asseyent sur une chaise et quand on part dans la réalité virtuelle, c’est l’actrice qui peut se lever pour bouger, chose qu’elle ne peut plus faire puisqu’elle est assise sur sa chaise. C’est ce rapport-là entre les mouvements et le corps qui m’ont donné envie de réaliser cette histoire. L’idée, c’était surtout : comment est-ce que l’esprit de quelqu’un peut être représenté aux autres et comment est-ce qu’on peut partager ce moment à l’intérieur de sa tête ?
Izabella Pluta : Pourquoi avec votre formation plutôt traditionnelle en théâtre, vous tournez-vous vers les technologies numériques et l’immersion ?
Christophe Burgess : C’est à cause de vous [rires] [1]. J’ai aussi grandi avec des jeux vidéo. Je me rappelle que quand j’étais enfant, je devais répéter une pièce de Molière « Les femmes savantes » il me semble, puis je rentrais à la maison pour jouer à un jeu. Mes deux passions sont complètement séparées, ce qui m’a toujours intéressé. Le théâtre évolue avec les nouvelles technologies, quoi qu’il arrive. En participant à la table ronde dédiée au spectacle « VR_I » de Gilles Jobin et avec son intervention dans le cadre de ce débat, je me suis rendu compte à quel point c’était un outil qui était formidable pour nous [2]. Nous pouvions enfin n’avoir aucune limite au niveau du décor, des costumes, de plusieurs éléments finalement même par rapport aux mouvements des spectateurs. Je pense que c’est important que le savoir-faire des artisans, dirons-nous du théâtre ou de la danse, prenne ces outils en main. Nous sommes en première ligne pour faire comprendre aux gens ce qu’est un visiocasque et que c’est comme ça qu’il doit être porté. La plupart des spectateurs de théâtre n’ont jamais mis de casque de réalité virtuelle sur la tête et c’était important pour nous de pouvoir interagir. On fait un peu découvrir ce dispositif. Je m’intéresse toujours à la question de l’immersion et d’avoir toujours les spectateurs proches des comédiens et des comédiennes, d’avoir ce rapport à l’interaction du jeu vidéo, d’avoir du poids et d’influer sur l’histoire même si c’est cadré. On peut être proches des gens et c’est pour ça que nous avons proposé de recevoir neuf spectateurs à la fois. Il y a deux raisons pour ce choix, la première est technique : nous ne pouvions pas nous permettre d’avoir cent personnes. La seconde est budgétaire : nous ne pouvions pas nous permettre d’avoir cent casques. Avec peu de spectateurs, l’équipe peut prendre le temps de parler aux gens, d’être avec eux, de comprendre leurs attentes.
Izabella Pluta : Même avec le casque, c’est une expérience collective.
« Brainwaves ». La comédienne Estelle Bridet comme Ivy. Phot. Céline Ribordy©
Christophe Burgess : Oui, c’était très important pour nous d’essayer d’avoir cette présence comme au théâtre où tout le monde est dans le même espace même si ce n’est que la tête qui bouge. Le public reste dans le même espace parce que, à part ce qu’a fait Gilles Jobin dans « VR_I » le spectateur est généralement seul dans son expérience des applications de la réalité virtuelle. Le spectateur se sent vraiment seul dans un casque, comme seul dans l’univers. L’immersion est super mais si le spectateur ne peut pas la partager c’est dommage ! C’était un premier aspect que nous avons discuté avec l’équipe de ZEROTERA, nous voulions avoir les gens comme au théâtre, ensemble. Du coup, nous utilisons un outil numérique mais la forme est théâtrale.
Izabella Pluta : Je la nomme « performance », mais Valérie propose une autre notion. Nous avons eu un petit échange sur comment nous pourrions nommer cette forme-là qui est hybride, intermédiaire et au croisement de plusieurs disciplines. Est-ce que vous, Valérie, vous souhaitez rebondir sur cette question-là ?
Valérie Felix : Oui, cette question de performance et de théâtre est très large. Je pense réellement que les nouvelles technologies peuvent encore plus s’hybrider. Ce sont des disciplines qui ont été tellement bloquées par des frontières esthétiques et cela en histoire de l’art, en cinéma, au théâtre, que d’un coup nous nous retrouvons face à des formes hybrides comme vous dites. Après, concernant le rapport à l’art de la performance, le terme anglais, « perfoming art », signifiant les arts de la scène, alors il est beaucoup plus facile d’en parler en anglais qu’en français, où justement « l’art de la performance » reste quelque peu cloisonné. Ça me fait penser à un travail de Marina Abramović intitulé « Rising » et réalisé en RV. Je le trouve peu intéressant puisqu’on utilise l’artiste Abramović au côté d’un gadget que l’on mixe ensemble pour faire une œuvre qui va se vendre. Au bout du compte le propos ne demande pas nécessairement la RV, contrairement à votre œuvre qui l’exige pour travailler sur ces questions de virtualité en rapport avec la réalité. Dans le travail d’Abramović nous sommes dans un rapport direct, nous mettons le casque de réalité virtuelle et rencontrons l’artiste, nous la touchons, nous nous trouvons même dans son corps à un moment donné face à des bouts de glacier qui tombent et si c’était une autre personne qu’Abramović, ça n’aurait rien changé à l’expérience. Nous sommes dans la performance du spectateur qui devient acteur. Il est question d’art interactif, d’art de la scène et de théâtre et il y a vraiment une hybridation avec les nouvelles technologies, dont la RV. Ce sont des questions très larges qui touchent le besoin du décloisonnement des frontières pour permettre un voyage entre toutes ces disciplines.
Izabella Pluta : C’est ce qu’il s’est effectivement passé dans votre pièce, entre autres, avec le jeu des comédiennes, puisque vous jouez au croisement de la réalité et de la virtualité. Est-ce que Lisa, vous pouvez nous dire quelques mots sur la façon dont vous avez travaillé les rôles et comment se faisait la direction d’acteur ?
Lisa Courvallet : Au départ, ce n’était pas si différent d’un rôle théâtral que l’on prépare de manière assez psychologique, en donnant une vie au personnage, un passé, des souvenirs, en essayant d’imaginer la façon dont elle pourrait se sentir. Nous avons écrit un journal intime en essayant d’inventer ce que Ivy pourrait y écrire : quand elle était enfant, quand elle a eu l’accident, après l’accident. Le but était d’imaginer des scènes qu’elle aurait pu vivre à l’hôpital, par exemple. C’est le background psychologique que l’on peut faire parfois dans des préparations de rôles, au théâtre ou au cinéma. Au plateau, c’était assez proche du théâtre puisque nous avons d’abord joué sans le casque pour travailler les intentions de jeu et essayer de trouver le personnage et ensuite nous avons essayé avec le casque. Nous avons commencé à comprendre que, effectivement, il y a des mouvements qui ne fonctionnent pas, d’autres qui fonctionnent. C’est à ce moment-là que nous nous sommes amusés, et également lorsque des spectateurs sont venus voir la pièce, et que nous avons pu comprendre ce que ça leur faisait de voir un avatar qui s’approchait d’eux. Nous avons compris qu’il y avait des interactions possibles et que nous pouvions davantage les intégrer. Je trouvais d’ailleurs super que nous soyons deux parce que j’ai pu mettre moi-même le casque et voir ce que faisait Estelle [Bridet], tous les mouvements qu’elle faisait et me rendre compte de ce que rendait l’avatar en mouvement parce que c’est très compliqué d’avoir une combinaison pleine de capteurs, un casque lourd sur la tête et de se demander : « à quoi est-ce que je ressemble ?». C’est important, pour Estelle et moi, de garder en tête que notre corps n’est pas celui que voient les spectateurs. En effet, notre propre corps est différent et nous pouvons le bouger différemment. C’est très intéressant comme travail.
Izabella Pluta : Est-ce qu’à la fin de la performance, quand vous sortez de ce dispositif, les spectateurs sont surpris en vous voyant debout devant eux ?
Lisa Courvallet : Je ne sais pas, je n’arrive pas tout le temps à le deviner. Je me demande si certains guignent sous le casque.
Michael Groneberg : Certains ne comprennent pas qu’il y a une comédienne tout du long au centre, ils pensent que cela se passe vraiment dans une virtualité.
Christophe Burgess : Oui et dans l’autre sens, d’autres personnes pensent que l’autre avatar qui est enregistré au fond est aussi joué par une comédienne, mais c’est la seule chose qui a été enregistrée techniquement.
Michael Groneberg : Donc l’avatar a été enregistré, mais pas Ivy ?
Lisa Courvallet : Oui, Ivy, c’est toujours moi ou Estelle qui la faisions.
Michael Groneberg : Toutefois, à un certain moment, on voit la dissolution des frontières, c’est-à-dire que l’actrice réelle et l’avatar font une seule figure. Comment avez-vous fait cela ?
Lisa Courvallet : Oui, la dissolution, comme vous l’appelez, a été réalisée par l’équipe de ZEROTERA.
Michael Groneberg : Est-ce qu’à partir de ce moment tout a été enregistré ?
Lisa Courvallet : Non, c’est je continue d’être là, je bouge, mais évidemment c’est un effet qui est créé dans l’image.
Izabella Pluta : D’ailleurs, tous ces mouvements de l’avatar sont très précis. Je ne sais pas si vous avez remarqué que les mains et même le visage ont été créés grâce à des capteurs de mouvements.
Paul Lëon : En effet, c’était un énorme enjeu puisque Ivy n’est pas une comédienne. C’est-à-dire que c’est une interprétation des mouvements de la comédienne par un dispositif technique dont les données ont été retravaillées à travers une série de tests, d’ajustements et de lissages. Cela nécessite un nombre important de tests parce que techniquement ça peut fonctionner, mais nous devons toujours l’ajuster et l’améliorer. Par exemple, il faut accentuer un petit peu les mouvements du visage, comme si nous avions un curseur, c’est-à-dire que quand la comédienne sourit, le personnage va sourire en fonction. C’est donc énormément d’enjeux, de micro-ajustements dont on ne se rend pas compte quand on regarde la pièce. Ça reste aussi une interprétation mathématique d’informations données par des capteurs. Une série de capteurs sont placés à certaines articulations ou points forts du corps, il faut ensuite trouver une manière de les retranscrire pour développer un personnage parce que l’avatar a été créé de toutes pièces. La question est de savoir comment nous créons un personnage qui va pouvoir être incarné et bien retransmettre l’intention de jeu, peut-être en accentuant sur certaines parties du corps, en changeant ses proportions. Nous élaborons un visage un petit peu plus neutre pour accentuer ses émotions. Ce sont toutes ces questions-là, qui existent dans le projet et qui ont fait partie d’un grand processus durant la création. C’est une des parties techniques, mais pas exclusivement.
Izabella Pluta : S’agit-il d’art formel ?
Paul Lëon : La notion d’art formel concerne la création de l’avatar, sa forme et son apparence, touche évidemment la technique de la capture de mouvement, mais le plus important c’est comment les deux se rencontrent. On ne se rend pas compte que c’est une traduction qui doit être le plus invisible possible pour une meilleure expérience d’immersion. Je rejoins totalement Lisa [Courvallet] et Christophe [Burgess]. C’est avant tout une expérience où la technologie n’est pas une fin, mais un moyen. Ce sont ces technologies qui permettent aussi de parler de ces sujets. La question d’ubiquité, d’être dans deux espaces différents à la fois, nous la retrouvons déjà dans l’Internet, en étant sur WhatsApp. Nous sommes à deux endroits en même temps tout en restant dans la même pièce physique de notre chambre. Il y a aussi ce même rapport à la question d’identité double à travers le numérique. Dans le cas de « Brainwaves » et de celui de la comédienne réelle incarnant Ivy, la situation est similaire aux jeux vidéo. Ici, nous pouvons être quelqu’un d’autre, ayant une autre morphologie, un autre métier qui agit de manière totalement différente de ce que nous ferions. Tout cela est au service de l’immersion et de l’expérience. C’est là où je partage tout à fait la vision de Christophe et ce qui a été pensé en amont du projet : chaque personne doit être dans la même pièce et doit savoir qu’elle vit une expérience singulière parce qu’elle est assise à cette place-là. Personne n’a le même point de vue puisque la comédienne va jouer un peu différemment ce soir-là et parce que nous allons lancer des choses différentes à la régie au niveau du son et du visuel par exemple. C’est aussi cela que permet ce genre de technologie : une expérience, mais également d’expérimenter un objet. Je pense que toutes les œuvres peuvent être expérimentées, mais la RV le fait de manière bien plus immersive et aussi de manière totalement singulière pour chaque personne. Je pense que l’impact est d’autant plus fort que ce soit sur le plan du discours, mais aussi simplement de l’expérience et des émotions que celle-ci provoque.
Valérie Félix : C’est vrai. Il s’agit d’un rapport d’individus que nous vivons de manière commune, tout du moins, dans une communauté. Il y a tellement d’expositions en ce moment sur ces rapports immersifs. À Zurich, il y en a une sur Frida Kahlo [3], avec ses œuvres et nous pouvons nous immerger dans cet univers. Ce rapport immersif qui est juste du pur spectacle n’est pas du tout dans un rapport de réflexion comme vous en parlez, à savoir, comment cette réflexion peut faire écho avec ma propre pensée et, là, nous sommes dans une réflexion mentale, mais aussi dans une réflexion physique. En effet, dans votre performance, quand nous marchions, nous entendions carrément les grincements de plancher, et c’était très beau.
Christophe Brugess : C’était voulu de ne pas avoir de casque sur les oreilles, on avait besoin de cette réalité que nous n’avons qu’au théâtre pour amener encore plus d’immersion.
Valérie Félix : C’était très bien. Quand vous vous tourniez [à Lisa Courvallet] vers quelqu’un d’autre, je sentais que vous ne parliez pas dans ma direction donc forcément l’écho était totalement différent.
Paul Lëon : Cet effet est au service de l’expérience et donc de l’immersion qui sont un moyen de réduire ces distances. Je suis vraiment en train de le vivre, je ne suis pas en train de regarder une pièce de théâtre qui vit devant moi ou que l’on essaie de me faire vivre. Là, je vis quelque chose avec la comédienne, si je lui dis quelque chose, elle peut me répondre. Si j’entends un technicien qui marche à l’arrière, qui pourrait s’encoubler dans les câbles, ça n’a pas encore été le cas, mais ça fait partie de cette immersion-là. C’est une question de friction aussi, tous les enjeux techniques que j’ai évoqués plus tôt, le but au final c’est de réduire toute friction technique. L’immersion c’est de rentrer dans cette friction et l’enjeu est comment nous pouvons réduire tout ça pour que ça soit le plus fluide possible. Notre travail est à la fois une hybridation des disciplines artistiques, mais à mon sens, c’est surtout l’émergence d’un domaine qui n’a pas été qualifié et qui voit apparaître des choses uniques.
Paul Lëon, Léonard Guyot, Cyprien Rausis à la régie. « Brainwaves ». Phot. Céline Ribordy©
Izabella Pluta : Cette émergence peut-elle être constituée comme un croisement interdisciplinaire ?
Paul Lëon : C’est très intéressant de voir que cette émergence vient de la collaboration avec d’autres domaines comme l’art vivant. Habituellement, lorsque tu portes un casque de réalité virtuelle il y a ce moment où tu enlèves ton casque et tu te rends compte que tu es seul et que tu viens de vivre quelque chose qui a été pour la plupart préenregistré, même si ça peut être interactif…. L’art vivant amène à la fois l’immersion de la technologie qui réduit ces frictions et le vivant. Ce dernier est là pendant toute la pièce mais il persiste quand on enlève le casque. Ainsi, on peut éviter certaines critiques récurrentes envers le numérique qui isole, qui met à distance, qui crée des bulles de filtres, que ce soit politique, moral, etc. Je pense que ce genre de projets permet aussi de promouvoir différentes utilisations des technologies qui sont médiatiquement facilement critiquables.
Izabella Pluta : Parlons du public de cette performance.
Paul Lëon : Je pense que si nous avions défini cette pièce autrement, en évitant les termes « pièce de théâtre en réalité virtuelle » ou « performance participative » , en choisissant simplement quelque chose comme « expérience en VR », ça n’aurait sans doute pas amené le même public. Le simple fait que ça soit dans un théâtre, soutenu et initié par des gens de théâtre, change le prisme et le point de vue qui peuvent être remplis d’a priori. Hier [le 12 novembre 2021], un groupe d’élèves est venu assister à l’une de représentation car leur école leur avait dit d’aller voir notre pièce parce que ça parlait de technologie. En discutant avec le groupe, nous avons appris qu’au début il était venu juste parce que l’école leur avait dit de le faire et qu’ils pensaient s’ennuyer, mais en fait ils ont apprécié. D’ailleurs, on a entendu ce genre de discours de plusieurs tranches d’âges et ça, c’est une belle récompense.
Izabella Pluta : On peut observer cette réception sur plusieurs niveaux parce qu’il y a une réflexion relativement forte de nature philosophique concernant l’ontologie dans la virtualité, qu’en pensez-vous, Michael ?
Michael Groneberg : Mon approche serait plutôt par la perception, donc plutôt de l’ordre de la phénoménologie ou de l’esthétique. Qu’est-ce que je perçois ? Avec quel sens ? Qu’est-ce que je ressens ? L’ontologie aussi, parce que je me suis demandé : qu’est-ce qui existe dans un monde virtuel ? Tout d’abord, il y a moi, ou même pas moi, mais « je ». Je suis là, mais comment est-ce que je suis là ? Comment les autres me perçoivent ? Il y a cette différenciation entre le « je » et le « moi ». C’était clair comment vous vous êtes présentée [à la comédienne], alors je me suis dit que moi je suis aussi juste quelque chose comme ça, comme vous qui avez dit « ça, c’est mon nouveau moi ! ». Je me présente comme cela : dans la chaise, c’est le « je » qui parle et dans le monde virtuel, cette belle figure que l’on voit bouger, c’est le « moi ». Donc pour la question de l’ontologie, ce qui existe, c’est le jeu et son avatar. D’abord, j’étais un peu capté là-dedans et je me suis posé la question pour me situer : où est-ce que je suis maintenant par rapport aux autres ? Finalement, je me suis dit qu’il ne va pas s’agir de moi, mais d’elle. Je me suis dit que la pièce ne va pas tourner autour de ce rapport entre moi et comment je me représente dans un avatar ou dans plusieurs avatars parce que là il y aurait beaucoup de questions à poser, il va s’agir d’autre chose. Dans la manière de se présenter, la différence entre le visuel et l’acoustique m’a frappé parce que j’ai quand même pu saluer qui ? Avec ma propre voix, donc acoustiquement il n’y avait pas de différence entre le monde réel et le monde virtuel. C’est seulement au niveau du visuel que je me suis interrogé. Pourquoi avez-vous voulu nous introduire dans un monde presque parfaitement visuel et, de l’autre côté, nous maintenir dans le monde réel ?
Izabella Pluta : Il s’agit du mélange de deux mondes…
Michael Groneberg : En effet, c’était un mélange, mais il n’y avait pas de différence entre le « je » qui a parlé et le « moi » qui s’est présenté. Finalement, il s’agissait de vous, donc du personnage dans son univers. Je dirais donc qu’il y a le « je » et le « moi » et il y a l’univers. Dans votre univers, vous avez aussi dit que ça, c’était votre personnage et votre avatar, mais à un moment donné vous avez aussi créé votre environnement, donc votre propre univers et on a pu participer à celui-ci. Mais là, j’aurais envie d’une suite parce que, bien sûr, vous vous sentez seul dans cet univers, vous êtes désespérée et tout d’un coup, il y a cet « autre » que vous rencontrez et ce n’est pas clair pour nous, les spectateurs, s’il s’agit d’une deuxième comédienne ou si c’est enregistré. Nous, nous le savons, mais est-ce que ça mène à quelque chose de potentiellement satisfaisant de rencontrer autrui et de créer quelque chose comme dans l’intersubjectivité à l’intérieur de ce monde ?
Izabella Pluta : C’est elle-même, c’est Ivy, je pense.
Michael Groneberg : Je me suis dit qu’elle était isolée, qu’elle se sentait désespérée dans ce monde, alors elle entre en contact avec nous pour créer vraiment quelque chose. Mais je me suis rappelé que nous sommes au théâtre et pas dans un jeu interactif, donc on veut nous montrer quelque chose. On ne veut pas entrer dans l’interaction expérimentale. C’est pourquoi j’aurais attendu qu’on nous montre quelque chose comme un processus qui va plus loin. Ici, c’était finalement la dissolution des frontières entre « vous » et cet « autre ». Je le nomme « négatif » et je le vois comme une « dissolution erreur ». Alors, est-ce que ça peut mener vers une plus grande satisfaction de la part d’Ivy ?
Izabella Pluta : Je n’ai pas vu cela comme négatif. Je verrais cet aspect comme une ouverture vers l’idéologie transhumaniste qui propose l’augmentation des capacités mentales et physiques de l’homme et dans l’augmentation ultime – de le rendre immortel.
Michael Groneberg : Je dis « négatif » dans le sens de négation de son existence.
Christophe Burgess : Oui, dans le monde virtuel. C’est pour cela je trouve que la notion de transhumanisme qui proclame l’augmentation du corps et de l’esprit humains est très intéressante dans ce contexte. C’est un moyen pour Ivy de s’échapper. C’est-à-dire que l’entreprise médicale MOTUM donne cette opportunité de s’échapper de son corps dont elle est prisonnière et de se réincarner. C’est une solution fictionnelle mais Ivy sent très bien qu’il y a quelque chose d’artificiel dont elle veut s’émanciper. Le but est de devenir autre chose, presque quelque chose d’intangible. Il y a aussi plusieurs films de fiction comme « Transcendance » avec Johnny Depp où son personnage souffre d’une maladie incurable et il est d’accord de télécharger son esprit dans un ordinateur [4]. Cette solution, qui au départ devait lui donner une deuxième vie, le rend omni puissant. Il est capable de sortir de la machine pour aller dans tout ce qu’il y a autour. Sa conscience est sauvegardée dans un ordinateur et il est connecté au réseau par lequel il trouve un moyen de s’échapper. Il trouve, par exemple, un moyen d’être dans l’air grâce à un gaz précis. C’est un film de science-fiction américain que je trouve très intéressant du point de vue de la fiction, mais aussi du point de vue de l’expérience.
Michael Groneberg : Parce que là elle avait disparu…
Lisa Courvallet : Elle a disparu, oui. Toutefois, il y a une ouverture vers laquelle elle va. Par conséquent, je ne la vois pas comme une négation d’elle-même, mais comme si elle rejoignait autrui, qui est en fait elle-même, pour avoir une vie ailleurs.
Michael Groneberg : Pour moi, ça reste vide, car elle n’est plus là, nous ne savons pas où elle est. Pour échapper à cette insatisfaction, je crois que la seule solution soit les émotions qui nous lient aux autres et ça je ne l’ai pas encore ressenti.
Lisa Courvallet : Je trouvais justement intéressant quand vous avez dit que votre voix était celle du monde réel et que vous ne saviez plus trop si vous étiez là ou non. Je pense que dans ce monde-là, que nous avons construit, Ivy est aussi frustrée de ça. Elle n’est plus seule puisqu’on arrive à faire venir des gens avec elle, mais il y a quand même un décalage puisqu’elle ne peut pas vous toucher, elle ne peut pas voir vos émotions, elle ressent seulement votre présence. C’est comme si une part de vous n’était pas vraiment là et comme vous l’avez souligné, votre voix est restée dans l’autre monde et elle ne peut pas se contenter de ça. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle part. Le fait d’avoir des avatars ouvre ce champ-là.
Michael Groneberg : Puisqu’elle pourrait créer son propre univers et aussi créer à l’intérieur de cet univers d’autres personnages, mais ce n’est pas non plus satisfaisant. Ce serait vraiment satisfaisant d’avoir d’autres êtres animés qui ne sont pas pareils.
Lisa Courvallet : Oui, je pense que le personnage d’Ivy est content de voir des êtres animés d’une vraie conscience et personnalité qui ne dépendent pas d’elle, qui la rejoignent. Néanmoins, ce ne sont pas non plus des gens qui peuvent vraiment être ici avec elle. Autrement dit, le public est là, mais il ne peut pas se lever et dire à Ivy « Viens! On y va ensemble ». Par conséquent, elle reste quand même seule.
Michael Groneberg : Néanmoins, ça crée cette envie chez moi en tant que spectateur de le faire.
Valérie Félix : C’est pour cela qu’il faut un acte deux permettant de s’intégrer.
Izabella Pluta : Toutefois, il y a déjà une grande confusion entre les deux mondes.
Christophe Burgess : Oui, mais on peut aller encore plus loin. Nous, ce que nous aimerions vraiment travailler, ce sont des lunettes de réalité augmentée. La RV n’est qu’un passage vers la réalité augmenté. Je pense que ce qui va vraiment fonctionner, c’est quand nous porterons plus que des verres et que nous pourrons afficher partout ce que nous voulons. Avec les prochains casques, il y aura déjà des caméras qui filmeront exactement ce que vous voyez, donc nous pourrons l’afficher par-dessus. Nous aimerions bien aller dans ce sens-là.
Décor dans le Labo du Théâtre Les Halles. « Brainwaves ». Phot. Izabella Pluta©
Michael Groneberg : Et pourquoi cette décision d’entrer clairement par le visuel et de rester dans le monde réel acoustiquement ?
Christophe Burgess : Puisqu’au moment où vous mettez le casque avec des écouteurs, ça vous isole complètement. Pour une première utilisation de casque ce n’est pas quelque chose que je recommanderais. C’est une première raison déjà technique et ensuite parce qu’au niveau du son, nous avons beaucoup plus à gagner en réel avec la voix de la comédienne, avec les vibrations des hauts parleurs, etc. Djamel Cencio a vraiment travaillé en 360° l’espace sonore et le public ressent le son comme des ondes fortes avec tout le dispositif, pas simplement avec des haut-parleurs proches. C’est-à-dire que techniquement, il aurait fallu mettre un micro à la comédienne et il aurait fallu répartir le son de sa voix dans la salle pour que ça fonctionne lorsqu’elle parle de près ou, au contraire, depuis plus loin. En fait, nous avions plus à gagner en restant simples.
Izabella Pluta : C’est aussi cet aspect-là qui vous rapproche du théâtre.
Christophe Burgess : Oui, c’est la façon propre au théâtre et les formats audios appartenant à cet art.
Valérie Félix : Je réponds à Michael Groneberg. J’avais suivi l’œuvre de Pierre Friquet au World XR Forum, une œuvre RV avec un casque où nous pouvions aller dans l’eau. L’artiste travaille depuis très longtemps sur la RV. Au début, c’était vraiment un prototype et le fait d’être dans l’eau permet d’éviter des nausées. Nous y étions en position de planche dans l’eau et on avait une ceinture qui nous portait. Nous avions presque l’impression d’être dans une sorte de liquide amniotique qui vient nous chatouiller les oreilles et un rapport acoustique était aussi totalement différent. Vous parlez à un moment donné dans votre dossier du voyage initiatique et je pense que de mettre un casque se rapproche du rituel. Dans les rituels chamaniques, on met parfois des masques et on arrive à rentrer dans une autre dimension. On reste aussi sur la terre que l’on connaît. Pour moi, ce casque RV est comme un masque pour rentrer dans un rituel chamanique et le fait d’entendre dans la réalité.
Lisa Courvallet : C’est vrai que c’est comme si tu avais des visions.
Christophe Burgess : Oui, avec Lisa on travaille aussi sur ce rapport chamanique.
Michael Groneberg : Ce qui me frappe toujours c’est que nous voulons distinguer la réalité dans laquelle nous sommes de la réalité virtuelle. Cependant, nous ne faisons pas la distinction entre l’émotion réelle et l’émotion virtuelle.
Christophe Burgess : Oui parce que c’est la même chose au même endroit, c’est une question physique. De toute façon, on va sentir la réalité avec nos sens mais les sens vont toujours être les mêmes, que ce soit dans un rêve ou dans une réalité virtuelle.
Lisa Courvallet : C’est comme si c’était seulement la vue qui était trompée mais ton toucher va rester le même et tes émotions aussi.
Michael Groneberg : Donc si nous nous disputons maintenant en réalité ou si ce sont nos avatars qui se disputent, cela va créer de la colère et cette colère ressentie sera la même ?
Christophe Burgess : Je ne suis pas sûr que ce soit la même colère mais il faudrait essayer.
Michael Groneberg : Elle ne sera peut-être pas la même mais elle pourrait avoir la même intensité, disons.
Lisa Courvallet : Oui, il existe déjà de petits capteurs que tu peux accrocher à ton corps dans des jeux vidéo qui donnent des sensations, mais je pense que l’intérêt en utilisant la RV au théâtre est d’utiliser les casques pour amener dans un monde visuel, mais garder le reste des dispositifs théâtraux pour compléter l’expérience. On voulait utiliser les odeurs, le toucher et ce sont des choses qui n’ont pas été réalisables aujourd’hui, mais qui le seront peut-être bientôt. Ce serait probablement un élément perturbateur supplémentaire.
Valérie Félix : Je me demandais, car à un moment donné je vous voyais tellement proche [à Lisa] que je pensais que vous alliez me toucher. J’avais envie d’avoir ce rapport un peu perturbant justement.
Lisa Courvallet : Oui, il y a des personnes qui m’ont dit qu’ils avaient envie de me toucher ou de toucher l’avatar, mais je pense que si nous essayions de toucher l’avatar ça ne correspondrait pas avec la vue. Cela dit, je ne sais pas à quel point on aurait besoin que ça corresponde avec la vue. Nous avons testé pendant les répétitions et c’est assez surprenant de se faire toucher quand c’est très bien calibré.
Valérie Félix : C’est ce rapport esthétique, car c’est quand même moi qui regarde quelque chose et c’est mon émotion qui est posée sur quelque chose. Ce n’est pas juste Ivy.
Très jeune spectateur dans « Brainwaves ». Phot. Céline Ribordy©
Lisa Courvallet : J’ai l’impression que nos émotions sont liées à la façon dont nous percevons le monde et que si nous nous mettons dans une réalité virtuelle, nous percevrons les choses différemment. De ce fait, nous aurons une certaine émotion qui, dans une situation identique, mais dans le monde virtuel, aurait peut-être été un peu différente. Néanmoins, au fond, c’est quand même nous, avec nos propres perceptions, de notre propre vie, qui allons poser une interprétation sur ce que l’on voit, même dans la réalité virtuelle.
Izabella Pluta : Ça reste toujours dans le même sens, à savoir si c’est la réalité réelle ou virtuelle ?
Valérie Félix : Je me demandais si Ivy était différente dans le virtuel ou non ?
Lisa Courvallet : Je pense que si l’avatar avait un aspect complètement différent, cela changerait l’impact sur les spectateurs. Là, le public dit beaucoup qu’elle crée de l’empathie, mais si elle avait un aspect un peu terrifiant, moche, avec une autre voix, peut-être qu’elle créerait une émotion très différente.
Valérie Félix : Oui, j’ai d’ailleurs trouvé qu’elle avait un corps vraiment genré. Je pensais qu’elle allait changer. Par exemple, quand vous disparaissez je me suis dit que vous alliez réapparaître autrement, sous une forme non genrée avec moins de formes de fille.
Michael Groneberg : Oui, pourquoi la forme humaine ?
Lisa Courvallet : C’est effectivement une forme qu’elle s’est choisie et qui peut paraître plus accessible aux gens qu’elle rencontre.
Valérie Félix : J’ai tout de suite pensé que c’est parce qu’on était dans un environnement médical, que c’étaient eux qui avaient formaté le corps d’Ivy et vu que c’est une fille, ils lui ont formaté un corps physique de fille.
Lisa Courvallet : Ce qui était le cas en réalité, c’est-à-dire que nous, on n’a pas eu le choix de notre corps puisque ce sont les techniciens qui l’ont créé. Si effectivement, c’est elle qui peut choisir son apparence, on crée un champ de possibles énorme.
Valérie Félix : Et même pour vous en tant que performeuse, vous imaginez comment vous allez bouger avec une forme non anthropomorphique.
Michael Groneberg : En plus, Ivy pourrait se demander pourquoi elle peut créer son propre univers, mais ne peut pas changer son corps.
Christophe Burgess : Nous nous sommes beaucoup posés la question de comment est-ce que nous pouvons imaginer son corps. De toute façon, sur la question du corps, jamais personne ne sera d’accord, mais il était genré et c’était voulu. Il a été réalisé et dessiné par la costumière Ana Romero. L’idée était de se dire, comment est-ce qu’une personne qui a un rapport à son corps très complexe parce que les gens qui sont atteints de ce syndrome n’ont plus de muscles et comment ils se projettent, eux, dans leur univers. Souvent, ils s’imaginaient comme des Apollons ou quelque chose qui n’avait rien à voir avec ce qu’ils étaient, pour se réconforter et puisqu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, autant en profiter. Ce personnage d’Ivy lui correspondait, car depuis petite elle aimait bien faire des shows pour ses amis, elle aimait être celle qui était vue, du coup c’est allé dans ce sens-là.
Michael Groneberg : J’étais content de voir que la deuxième figure qui est apparue n’était pas un homme mais plutôt une réplication d’elle.
Christophe Burgess : Pour cette fin, il y avait plusieurs choses qui avaient été mises en place, que finalement nous avons enlevées, mais les spectateurs peuvent se raconter des histoires d’après les pistes que nous leur donnons. Il y a, par exemple, un élément très science-fiction où elle parle dans le réseau Internet. Il y a peut-être aussi une raison spirituelle de la méditation, de vouloir aller au fond de soi, d’ouvrir les portes à l’intérieur, ce qui est à la base du chamanisme d’ailleurs, et de se retrouver avec un soi unique ou de trouver Dieu finalement, peu importe. Ensuite, il y avait aussi l’idée des mondes parallèles et du fait que nous ne comprenons que 5% de notre matière. Il y a comme 95% de ce qui est fait dans l’univers que nous n’arrivons pas à voir et de se dire que peut-être avec un outil technologique, par accident, nous pourrions trouver cette matière-là et donc avoir accès à ces autres mondes parallèles. Il y a plein d’autres Ivy dans plein d’autres mondes parallèles qui peuvent se retrouver là et se rendre compte. Ça reste quand même une fin floue et ouverte parce que tout le monde va pouvoir se raconter ce qu’il veut et ça nous permet aussi de continuer cette histoire. En tout cas, dans la deuxième saison de la performance, nous intégrerons tous les sens.
Izabella Pluta : Je vous remercie pour cette discussion intéressante.
Le 13 novembre 2021, Théâtre Les Halles, Sierre (Suisse)
Relu et autorisé par Christophe Burgess, Valérie Félix, Michael Groneberg, Paul Lëon et Izabella Pluta
Transcription par Camille Dubied
[1] Christophe Burgess a suivi les cours d’Izabella Pluta à l’École supérieure de Théâtre – Les Teintureries. C’est dans ce cadre qu’ils ont discuté des dispositifs numériques au théâtre.
[2] La table ronde était intitulée « Réalité virtuelle : renouveau ou fausse promesse ? », elle a eu lieu au théâtre Passages en février 2018, Neuchâtel (Suisse).
[3] Exposition « Frida Kahlo » à Lausanne de décembre 2022 à avril 2023 et précédemment à Zurich.
[4] « Transcendance », réalisation: Wally Pfister, 2014.
Notices biographiques
Christophe Burgess est originaire du Valais, diplômé de l’école supérieure du Théâtre des Teintureries à Lausanne en 2019. Actuellement, il travaille sur des formes théâtrales immersives et/ou intégrant des nouvelles technologies. En 2019, il signe sa première mise en scène « Homo Solaris » accompagné d’artistes sortant de plusieurs écoles nationales. Il s’est formé à la Manufacture en suivant le CAS d’animation et médiation théâtrale grâce auquel il donne des ateliers de théâtre dans un centre de détention. Il a poursuivi son apprentissage en assistant des metteurs en scène tels que Julien Chavaz du Nouvel Opéra de Fribourg ou Jean-Luc Barbezat sur la nouvelle création de Yann Lambiel. En 2020 il crée le spectacle d’été de la ville de Sion : « l’Expat », en collaboration avec la Cie Nigave d’Arnaud Matthey.
Lisa Courvallet se forme dans l’école professionnelle d’Art Dramatique des Teintureries à Lausanne et sort diplômée en 2017. En parallèle de ses études, elle fait aussi l’expérience de tournages et suit des cours de tissu aérien, de danse et de yoga. Elle créé, avec quatre autres comédien.ne.s, le collectif Jack Hobb et présente en 2018, deux pièces de Martin Crimp au Pulloff théâtre, à Lausanne. En 2019, Lisa est assistante à la mise en scène au théâtre de l’Oriental à Vevey sur « Dialogue de survie », avant de partir pour un voyage initiatique en Colombie. À son retour, elle participe à la première création de Christophe Burgess : « Homo Solaris ». Elle décide par ailleurs de continuer à se former et participe à un stage donné par Yuri Butussov, metteur en scène russe, à Paris sur les « études « de Stanislavski. Puis, elle axe ses recherches sur les spectacles pour enfants et participe à un stage de marionnettes et à une création collective destinée aux enfants à Paris.
Valérie Félix
Historienne de l’art, artiste, commissaire et chercheuse indépendante spécialisée en digital and cultural studies, Valérie Félix est active dans les milieux institutionnels, tout autant que dans le cadre non institutionnel où elle a mis en place Code, un projet de recherche interdisciplinaire et collaboratif qui vise à élaborer des questionnements sur la société numérique. Principalement tourné vers les initiatives scientifiques, son intérêt pour la décentralisation de la recherche l’oriente à créer des liens entre les publics et les pratiques d’un art contemporain engagé envers la société, afin de réintégrer l’action subversive artistique en tant que terreau d’une conscience collective. Elle donne le cours Art et Cultures Numériques à l’EDHEA.
Michael Groneberg
Est maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne à la Section de philosophie. Il est spécialisé en philosophie, en art et en question du genre et de la sexualité (intersexe, transgenre, homosexualités, sexualités masculines, homophobie). Sa dernière publication dirigée est « Philosophies du jeu théâtral » , « Études de lettres » (2020). Il fait partie du Bureau du Centre d’études théâtrales de l’Unil et du Comité de la Société Suisse du Théâtre.
Paul Lëon est un artiste-designer, diplômé en 2020 du Bachelor Media Interaction Design de l’ECAL (Lausanne). Durant les deux années qui suivent sa formation, il est assistant-académique et contribue notamment au développement de l’exposition Fantastic Smartphones. Depuis, il développe une pratique oscillante entre projets interactifs et narratifs, souvent ancrés dans le numérique. Inspiré par les jeux vidéo, la science-fiction et l’anthropologie, il explore avec un regard critique les technologies émergentes et leurs impacts sur le monde actuel et futur. Après avoir évolué quelque temps au sein du collectif ZEROTERA, il cofonde en 2022 Floating Point Studio (https://floatingpoint.ch/) et continuer de concevoir des projets tels que des installations interactives, expériences immersives (RV, RA, RX), films d’animation 3D et jeux vidéo. Dans le prolongement de sa production artistique, Paul Lëon s’engage en tant que l’un des curateurs du Mapping Festival de Genève et vice-président de METAA (Media Experiments in Technology and Art Association). Les aspects critiques et pédagogiques de sa pratique l’amènent régulièrement à intervenir dans des institutions culturelles en tant qu’enseignant ou conférencier.
Izabella Pluta est docteure ès lettres, critique de théâtre et traductrice. Actuellement, elle est chercheuse indépendante, associée au Centre d’études théâtrales de l’Université de Lausanne. L’auteure de l’ouvrage « L’Acteur et l’intermédialité » (L’Age d’homme, 2011), elle a co-dirigé avec Mireille Losco-Lena le numéro de « Ligeia. Dossiers sur l’art », intitulé « Théâtre Laboratoires. Recherche-création et technologies dans le théâtre aujourd’hui » (janvier 2015). Elle est directrice de l’ouvrage « Metteur en scène aujourd’hui – identité artistique en question ? » en collaboration avec Gabrielle Girot (PUR 2017), et de « Salle d’attente de Krystian Lupa » (Antipodes, 2019). Elle a dirigé « Scènes numériques. Digital stages », l’anthologie bilingue publiée aux Presse universitaires de Rennes (2022), elle a co-écrit avec Simon Hagemann « Quels rôles pour le spectateur à l’ère numérique ? » (Epistémé, 2024) et prépare un collectif « Live performance and video games » co-dirigé avec Réjane Dreifuss et Simon Hagemann (à paraître à la fin de 2024). (www.izabellapluta.com)
Pour citer cet article:
Christophe Burgesss, Lisa Courvallet, Paul Lëon, Valérie Félix, Michael Groneberg, Izabella Pluta, « Outre-mondes. La virtualité à l’épreuve de nos désirs. Table ronde », Théâtre les Halles, Sierre, le 13 novembre 2021, in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : https://theatreinprogress.ch/?p=1928 mis en ligne le 11 mai 2024.