Critique FLASH « Rohee »

Critique FLASH!

Notre corps en mouvement, donnée qui nous est chère…
Auteur : Izabella PLUTA©

« Rohee », conception: Simon Senn et Rohee Uberoi, avec: Rohee Uberoi et Simon Senn, première le 14 mars 2024 au Théâtre Vidy Lausanne (Suisse).

Simon Senn, artiste visuel et performeur genevois, est connu pour ses spectacles-conférences qui travaillent non seulement les dispositifs numériques mais également les questions que suscitent ces derniers. Dans « Be Arielle F » (2019, 2020), il s’interroge sur la propriété d’un corps humain dont la version scannée est vendue en ligne sur 3D Scan Store . « dSimon » (2021), réalisé avec Tammara Leites, met en scène Chat-GPT qui explore les données de Simon Senn et crée ainsi son double numérique. « Rohee », sa nouvelle création ayant eu sa première au Théâtre de Vidy le 14 mars 2024, est conçue en collaboration avec la danseuse Rohee Uberoi.

Dès le début, le spectateur est happé par la voix off diffusée des haut-parleurs qui explique que la performance se réalise simultanément sur le plateau de la salle Renée Gonzalez de Vidy et au théâtre Citadelle à Toronto, grâce à une connexion Internet et une visio-conférence. A 14h15, Simon Senn se présente sur le plateau en même temps que Rohee Uberoi, visible sur un grand écran, entre sur la scène à Toronto vers 9h15 du matin. Ils font des réglages techniques et commencent à expliquer le projet accompli ensemble durant la résidence en ligne à l’Attakkalari Centre for Movement Arts à Bangalore en Inde. Précisons que le plateau n’est pas chargé d’une scénographie prononcée : il est couvert au fond par deux écrans, équipé à gauche par la régie du performeur et par une tablette (écran/caméra) situé au milieu, proche du public et tourné vers la danseuse.

L’objectif du projet est focalisé sur la création d’une base de données à l’accès libre de la danse indienne bharata natyam, pratiquée par la danseuse. La capture de ses mouvements permet de saisir les gestes qui sont mis en action par la suite par un squelette virtuel à l’écran de l’ordinateur et sur le grand écran gauche vu par le public. Les deux artistes expliquent également ce que signifient pour eux les gestes et les actions corporelles qui sont placés au cœur de cette expérimentation. Rohee Uberoi précise que cette danse indienne qu’elle a apprise très jeune, se transmets de génération en génération et représente des mouvements et des gestes extrêmement précis, riches dans leur narration. C’est une pratique plurimillénaire qui a été dansée par les femmes dans des temples. Elle fait partie de la culture et de l’identité de R. Uberoi. Elle restera ce mouvement fondamental qu’elle a intégré dans son corps et dans son être pour toujours, même si elle est en train d’étudier la danse contemporaine, exigeant d’autres postures et d’autres déplacements chorégraphiques. Pour Simon Senn, la course est une activité très importante pour lui car l’entraînant dans un état quasi méditatif et lui donnant l’impression de flotter dans l’air.


« Rohee », conception et réalisation: Simon Senn et Rohee Uberoi, première: 2024. Phot. Elisa Larvego

Le travail de capture et de restitution du mouvement est exigeant et demande énormément de précision. Certaines données recueillies de ses mouvements sont ensuite transmises au petit robot Nao qui se trouve sur la scène. Il effectue quelques gestes de la danse indienne ou encore imite S. Senn réalisant des mouvements de Rohee Uberoi. Il confirme ainsi que cette transmission est réalisable par quelqu’un d’autre.

Le projet de deux artistes n’aboutit finalement pas et ils ne conçoivent pas de base de données. Suite à l’opposition du milieu indien de cette technique de danse ancestrale qui nie sa possibilité d’enregistrement et de transmission numérique, les artistes abandonnent le projet. Ils comprennent qu’il est d’abord impossible de capter les gestes d’une danse codifiée pendant des siècles et ensuite d’enregistrer les mouvements d’une personne dans ses détails qui sont propres à sa « personnalité corporelle ». Un constat qui surprend certains spectateurs, confirmant cependant les limites de l’IA face à la complexité pas toujours reproductible de l’être humain.

« Rohee » est un travail intéressant sur le plan du propos soulevé par les artistes et le format esthétique de la performance à distance. Néanmoins, il aurait pu, à mon avis, gagner plus en efficacité artistique si les créateurs avaient confié leurs répliques à des personnages, joués par des acteurs professionnels. Cela aurait permis de créer une tension scénique face à la problématique abordée et d’éviter de relater simplement le déroulement du projet. Ce serait également l’occasion de supprimer l’aspect accompagnant des dialogues et qui se résume en un échange se faisant parfois d’une façon artificielle. De cette manière, les artistes auraient pu leur donner une dimension plus dramaturgique et plus théâtrale.

Une fois la performance terminée, Simon Senn retourne vers sa régie et échange à voix basse avec Rohee Uberoi. Les spectateurs peuvent également venir en face de l’écran de l’ordinateur et poser des questions à la danseuse. Je me suis précipitée moi aussi pour la remercier de son travail dans cette performance. J’ai voulu vérifier également si elle était vraiment là, à Toronto et qu’elle n’était pas seulement une image préenregistrée (mais chut… cela reste entre nous). Comme dans ces créations précédentes, Simon Senn a réussi encore une fois à semer le doute par rapport à la réalité scénique et à soulever la question : est-ce vraiment ça, est-ce vraiment là – ce que je suis en train de voir ?

Izabella Pluta est chercheuse indépendante associée au Centre d’études théâtrales à l’Université de Lausanne. En janvier 2024, elle a co-signé avec Simon Hagemann une monographie « Quels rôles pour le spectateur à l’ère numérique? » chez Epistémé.

Pour citer cet article:

Izabella Pluta, « Notre corps en mouvement, donnée qui nous est chère… », in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web :  https://theatreinprogress.ch/?p=1902; mis en ligne le 11 avril 2024