Dossier critique 2: « Brainwaves »

DOSSIER CRITIQUE 2

Performance immersive « Brainwaves » réalisé par RGB Project

Dossier coordonné par Gemma ARDUINI

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour Dossier critique 2 : Gemma Arduini, Claude Beyeler, Allan Kevin Bruni, Lola Mukuna, Anne-Charlotte Neidig, Rébecca Pierrot, Izabella Pluta)

COMPOSITION DU DOSSIER CRITIQUE 2:
Critique 1. Gemma ARDUINI©: « Brainwaves », un spectacle immersif entre deux mondes
Entretien avec Estelle Bridet: « Jouer avec un avatar virtuel », réalisé par Gemma ARDUINI©
Critique 2. Lola MUKUNA©: « Brainwaves » ou l’expérience immersive aux strates de réalités plurielles : tangible, médiée et virtuelle

Performance immersive « Brainwaves », conception : RGB Project, mise en scène: Christophe Burgess, jeu: Estelle Bridet et Lisa Courvallet, design numérique: ZEROTERA, scénographie: Lucie Meyer, costumes: Ana Romero, musique: Jamel Cencio, régie: Cyprien Rausis et ZEROTERA, soutien scientifique: Izabella Pluta, première: novembre 2021, Théâtre Les Halles, Sierre (Suisse)

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⁄⁄⁄ Critique 1.

« Brainwaves », un spectacle immersif entre deux mondes
Auteure: Gemma ARDUINI©

Un bouleversement visuel et poétique. Voilà ce que je me suis dit à l’instant où la pièce a pris fin. « Brainwaves » raconte l’histoire d’Ivy, une jeune femme souffrant du syndrome de l’enfermement, qui consiste en une paralysie presque complète de la personne, n’affectant pas la conscience, ni les fonctions cognitives. Bien que cloitrée dans le cocon qu’impose sa maladie, une technologie neuronale dirigée par l’agence médicale MOTUM lui permet d’accéder à une nouvelle liberté dans laquelle elle peut évoluer sans le poids de sa paralysie. Néanmoins, Ivy prend goût à cette mouvance et décide de se détacher des câbles que MOTUM lui impose. Le public est témoin de cette situation grâce aux casques de réalité virtuelle, qui permettent d’accéder à l’esprit et au monde contrôlé par Ivy. Ainsi, guidés par la voix et l’imaginaire de la protagoniste, les spectateurs s’évadent pendant un peu plus d’une trentaine de minutes dans un univers onirique. Théâtre et technologie s’entremêlent dans cette pièce en proposant un panorama inédit de leurs utilisations conjointes.

Ce spectacle innovant, monté par le RGB Project, jeune groupe valaisan, a été imaginé et construit par une équipe d’artistes, comédiens et graphistes. La mise en scène et l’écriture sont tenues par Christophe Burgess et le rôle de Ivy est joué en alternance par Estelle Bridet et Lisa Courvallet. Les décors et le système sonore, étant des facteurs clefs de cette pièce, sont conçus par une équipe technique artistique : Lucie Meyer ; ZEROTERA et Ana Carina Romero pour le décor, et Djamel Cencio et Cyprien Rausis pour le système sonore. La première représentation du spectacle a eu lieu au Théâtre Les Halles à Sierre le 6 novembre 2021. Désormais, plonger dans le monde d’Ivy est possible lors de certaines occasions, comme c’était le cas du Numerik Games Festival à Yverdon-les-Bains, à la fin d’août 2022.


Actrice (Lisa Courvallet) jouant Ivy. Phot. Céline Ribordy©

« Brainwaves » mêle la théâtralité et la fiction au sein d’un environnement virtuel, dont le genre est rarement représenté en raison de sa complexité à mettre en scène. Cependant, c’est avec virtuosité que le pari est tenu, et cela grâce à l’apport qu’offre la réalité virtuelle. Effectivement, celle-ci permet aux spectateurs d’être entièrement immergé dans le décor incarnant l’univers spirituel d’Ivy. Les neuf spectateurs, positionnés en cercle, se retrouvent ensemble dans ce monde, avec la possibilité d’observer la personne à côté de soi. La sensation de collectivité spectatorielle apporte de la crédibilité et de la matérialité à la pièce : nous ne sommes pas seuls à voir ce que nous propose notre casque ; tout comme Ivy, à la fin de la pièce, n’est pas seule à observer son alter ego. Par ailleurs, nous pourrions croire que ce visiocasque nous isolerait et nous déconnecterait totalement de la réalité physique. Cependant, la comédienne nous permet de garder en quelque sorte pied à terre : nous entendons sa voix, observons son jeu corporel à travers l’avatar d’Ivy, sentons ses mouvements effectués à proximité de nous. Cette sphère intime mise en place par ces différents éléments crée le pont entre la virtualité et la réalité, apportant ainsi un sentiment d’empathie et de proximité envers la protagoniste. En outre, le fait de ressentir ces différentes émotions est, en elle-même, une sensation humaine et réelle, qui nous permet, à nouveau, de ne pas nous perdre dans le monde virtuel apporté par le visiocasque. Ainsi, « Brainwaves » propose une porte ouverte au renouveau technologique en poussant – via le rappel de son expérience physique/humaine – la réflexion du spectateur vis-à-vis de son quotidien personnel.

Les décors, dont nous devons la scénographie (réelle ainsi que virtuelle) à Lucie Meyer, ont été brillamment pensés. À l’instant où nous passons la porte d’entrée, nous sommes directement immergés dans la pièce et son histoire grâce à la scénographie et aux costumes : sur les 10 chaises positionnées en cercle, neuf sont attribuées au public et la dixième est le cocon connecté d’Ivy. Le tout est mis en scène dans une ambiance épurée et minimaliste, rappelant les codes de représentations des laboratoires de science-fiction. De plus, contrairement à un spectacle classique, l’équipe sonore, ainsi que la régie ne sont pas cachés en coulisse, mais font partie intégrante du spectacle, incarnant l’entité MOTUM, l’organisme hébergeur de Ivy. Tout cela a pour but d’immerger le public dans l’univers fictif de « Brainwaves ». Ainsi, l’entrée du spectateur dans la fiction s’effectue dès les premières secondes, et offre la sensation d’une pièce complète et intègre. Contrairement à un spectacle traditionnel où le public occupe un simple rôle de spectateur, il fait ici partie de la narration.

Espace de la performance dans la phase initiale du projet. Dessin Lucie Meyer©

Cependant, le décor réel est en nette opposition avec les décors virtuels. Effectivement, le casque de réalité virtuelle offre un espace immense qui vient effacer les murs de la salle de spectacle. Ce faisant, nous ne sommes plus dans une pièce, mais dans un espace imaginaire, celui d’Ivy. Parfois, la perspective se déforme et tout nous parait très grand ou tout petit. Des couleurs et des graphismes dynamiques et colorés nous permettent de découvrir l’avatar de l’héroïne, ainsi que sa vie virtuelle. C’est dans cet univers-ci que la jeune femme se libère et se meut, emportant avec elle son public. L’univers infini qui se profile à nous est onirique et offre un champ de mondes imaginaires et peut-être possibles ; une porte ouverte à la réflexion stimulée par la beauté du graphisme.

De plus, le jeu très réussi de la comédienne (cette fois-ci, la performance d’Estelle Bridet) accompagne l’immersion du public. Nous ne voyons pas ses expressions faciales distinctement, mais assistons à la mise en scène d’un jeu corporel inédit, capté par la combinaison qu’endosse la comédienne, lui permettant d’évoluer dans le monde de réalité virtuelle. Son corps danse, marche et s’exprime. Il vit. Cela produit une sensation d’espoir, lorsque nous comprenons que Ivy se libère enfin, grâce à cette nouvelle technologie. La communication de cette énergie est possible principalement par le jeu corporel de la comédienne, qui est maîtrisé de la tête au pied.

Enfin, le système sonore – signé par Jamel Cencio – est méticuleusement réfléchi. Des haut-parleurs se situent tout autour des spectateurs et viennent accentuer l’immersion en créant un dôme sonore. Le spectacle se transforme en véritable expérience sensorielle, le tout s’équilibrant et se complétant de manière plaisante pour le spectateur.
L’empathie pour Ivy se développe et grandit tout au long de la pièce. C’est principalement sa solitude dans son propre enfermement qui a suscité mon attention. La jeune femme est constamment seule, aussi bien dans sa vie que dans sa quête de liberté personnelle, dont nous sommes témoins. Son hébergeur numérique et sa psychologue s’opposent à Ivy, en la limitant dans ses choix et son évolution. L’immobilité physique que ressent l’héroïne est par ailleurs transmise au spectateur par une subtile mise en abyme : Ivy est enfermée dans son cocon, avec ses yeux comme seule fenêtre sur le monde ; tout comme le spectateur est immobile sur sa chaise avec son casque RV pour explorer l’univers du personnage. Sa situation est alors partagée par le public, et un sentiment de compassion se met en place. Ultimement, la protagoniste est son unique adjuvante au cours de sa quête : lorsque son double, alter ego, apparaît, c’est comme si elle se retrouvait elle-même. C’est cette rencontre intime avec son identité qui lui permet de se libérer. Ivy voit son double de la même manière dont nous voyons son personnage. De ce fait, l’empathie est le fil conducteur de cette pièce, mise en scène de manière très poétique. Il permet au spectateur de se questionner sur sa propre quête identitaire et libératrice, éveillant ainsi des symboliques qui nous unissent. Cela permet de créer une sphère intime d’échange et de compassion, entre l’héroïne et le public.

Cyprien Rausis à la régie. Phot. Céline Ribordy©

Enfin, l’apport de la technologie, telle que la réalité virtuelle, au théâtre permet au spectateur de rentrer dans cet univers et de partager ainsi les sentiments de Ivy. Bien que la technologie occupe une grande partie de la performance, la pièce repose sur un équilibre délicat entre l’histoire, le jeu et le dispositif, qui sont fusionnés. La réalité virtuelle permet de créer l’univers visuel du spectateur dans les décors graphiques, et initie les ondes cérébrales – « brainwaves ». Mais c’est l’énergie de la comédienne, le système sonore immersif, et les décors minimalistes physiques qui permettent de produire des émotions.

Finalement, la fusion de la technologie avec le théâtre est un aspect très intéressant dans le spectacle que propose le RGB Project. C’est cet équilibre qui permet un apport au récit fictif et offre un terrain de jeux intéressant. Cependant, cette pièce ne serait pas réalisable sans la réalité physique du théâtre, puisqu’il s’agit d’un art vivant. C’est ce dernier qui apporte une présence humaine immanquable au partage du récit. Quant au virtuel, il propose une touche originale de fraicheur et d’innovation, et ouvre la porte à un univers magnifique et magnifié. Le spectacle vivant et l’esthétique numérique combinés, constituent cette pièce de théâtre originale, façonnée par les nouveautés technologiques et la fiction, stimulant l’émotion du spectateur.

Gemma Arduini est actuellement étudiante en histoire de l’art et en histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne. Elle se penche sur les interactions et frontières entre différents mediums et expressions d’art au sein d’univers culturels variés. Elle collabore avec « Critiques » depuis 2022.

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⁄⁄⁄ Entretien

Jouer avec un avatar virtuel
Entretien avec Estelle BRIDET réalisé par Gemma ARDUINI©

Jeune comédienne valaisanne de 27 ans, Estelle Bridet a étudié à la Manufacture à Lausanne entre 2016 et 2019. Depuis, elle exerce le métier de comédienne et joue dans de nombreux spectacles plus classiques aussi bien qu’innovants, tels que « Brainwaves ». Estelle Bridet a remporté le Prix spécial 2022 dans le cadre du Prix Swissperform des Journées de Soleure pour sa performance dans la série de Léa Fazer, « Sacha ». Le présent entretien a été réalisé à l’occasion du spectacle « Brainwaves » qui allie art de la scène et nouvelles technologies. Notre discussion a eu lieu après la représentation dans le cadre du Numerik Games Festival à Yverdon-les-Bains, le 28 août 2022.

        Estelle Bridet. Phot. Lisa Lesourd©

Gemma Arduini : En tant que comédienne, comment vivez-vous l’expérience « Brainwaves » ? Votre rapport au corps et à l’espace change-t-il par rapport à d’autres représentations théâtrales plus traditionnelles ?
Estelle Bridet : Plus jeune, j’ai longtemps pratiqué la danse classique. Ainsi, faire quelque chose de mon corps, apprendre à l’utiliser m’a beaucoup aidée. Ici, je me retrouve devant un public de seulement neuf personnes qui portent des casques de réalité virtuelle : il ne me voit pas directement et je ne vois pas leurs yeux non plus. Cette condition est comme un jeu de dessin animé, où il faut  styliser tous les mouvements du corps, beaucoup plus que dans la réalité. C’est cela qui pour moi était différent.
G. A. : Plus précisément avec le personnage d’Ivy, est-ce que vous arrivez à vous identifier et à l’incarner comme vous le faites avec un personnage de spectacle classique? Il y a ici cette mise en scène qui se passe derrière des casques et un costume spécifique. Comment vous sentez-vous par rapport à cette protagoniste ?
E. B. : Nous avons, d’une certaine manière, créé le personnage de Ivy ensemble, avec le metteur en scène [Christophe Burgess]. C’est-à-dire qu’il y a plusieurs images qui viennent de mon imaginaire ou qui sont inspirées de ma propre enfance, le décor aquatique, par exemple. Heureusement, je n’ai jamais eu d’accident comme l’a vécu Ivy, mais le metteur en scène m’a toujours demandé de prendre le temps de me poser la question et de m’imaginer comment je me sentirais, si cela m’arrivait. En revanche, c’est vrai que le public n’a pas tous les détails de mon expression, de mon ressenti, à cause de la réalité virtuelle. Il y a des moments où je peux me permettre de « tricher ». Je pense que tout cela passe beaucoup par la voix, par des petits mouvements de mains qui peuvent montrer, par exemple, que je suis tendue, ou pas. Je transmets des signaux physiques que je ne suis peut-être pas en train de traverser à ce moment même. Tandis que dans la réalité, nous le verrions tout simplement. J’ai quand même l’impression qu’on ne peut pas mentir. Le fait qu’il y ait la réalité virtuelle entre le public et moi m’oblige à transmettre une vraie émotion, à être sincère, au moins au niveau du rythme, sinon ça ne passerait pas.
G. A : Avez-vous l’impression que la réalité virtuelle crée une barrière avec le public, ou bien à l’inverse crée-t-elle de la proximité ?
E. B. : Lors des premières représentations, c’était étrange. Puisque c’était la première fois que j’étais confrontée à un public parfois inexpressif. Les spectateurs étaient très pris par cette nouvelle expérience du virtuel, et je ne savais pas s’ils étaient avec moi ou non. Finalement, en sortant du spectacle, j’avais des retours très positifs, ils l’avaient vécu de manière forte. J’ai compris que le spectacle était bien reçu par le public, même si, en tant que comédienne, on ne le ressent pas forcément. Au fur et à mesure, j’ai remarqué que la manière dont est écrit le spectacle et le rôle d’ Ivy, est fait pour que l’on s’attache au personnage, pour qu’on puisse avoir de la compassion, comprendre ce qu’elle vit. Notamment au début de la pièce, par exemple, lorsque j’explique au public et que je rigole avec lui. J’ai quand même l’impression d’avoir les gens avec moi. Du moins, j’ai de mieux en mieux rencontré ce personnage et j’ai de plus en plus confiance en la sensibilité de ce qui se joue.
G. A. : Est-ce que la réalité virtuelle est un outil qui vous attire dans sa conception d’un univers virtuel partagé ? S’agit-il, selon vous, d’un nouveau terrain de jeu, presque infini en matière d’espace, pour les comédiens et comédiennes ? Ou alors préférez-vous une scène réelle, physique ?
E. B. : J’ai l’impression que je ne pourrais pas répondre de manière claire à cette question, car il faut des deux. Nous sommes en 2022, il y a de nouvelles technologies qui arrivent et c’est très intéressant de les développer et de les découvrir. J’ai une chance énorme de pouvoir y participer, car c’est quelque chose de très innovant. Cependant, nous ne pouvons pas nous passer du réel non plus. Nous pouvons avoir les deux, le réel et le virtuel, et nous rendre compte que même dans le virtuel il y a la possibilité d’être touchés. Sans oublier qu’aujourd’hui il y a aussi certains problèmes avec le virtuel, comme des addictions. Cette condition peut couper les gens de la réalité, et cela peut mener à des troubles du comportement, par exemple. Néanmoins, réaliser qu’avec le théâtre virtuel nous pouvons changer cela et créer de vraies émotions, ainsi qu’un véritable partage avec une ou un comédien présent sur scène, c’est très beau.
Peut-être que ça m’intéresserait moins d’aller enregistrer quelque chose et que le spectacle se joue à répétition, avec une image enregistrée qui me représente. Tandis que, si je suis présente à chaque représentation et que je dois de le faire avec du réel, on casse un peu quelque chose du virtuel.
G. A. : Le théâtre virtuel est-il le futur du théâtre ? Ou plutôt une branche qui va venir s’ajouter à ce qui est déjà proposé ?
E. B. : Je pense qu’il s’agit de quelque chose qui va venir s’ajouter. Je ne pense pas que le théâtre puisse se perdre. Nous avons vécu la pandémie du Covid-19, il y a eu toutes ces barrières imposées, et malgré tout je pense que le théâtre avec une présence réelle est plus fort que tout, et qu’il fait beaucoup de bien aux gens. Le théâtre virtuel est plutôt une nouvelle forme qui s’ajoute à ce qu’on connaît déjà et qui va se développer de plus en plus. Tout comme la technologie qui sera elle aussi plus performante. Nous pourrons faire de grandes choses, mais ça ne va pas remplacer le théâtre traditionnel, j’en suis presque sûre.

Estelle Bridet comme Ivy. Phot. Céline Ribordy©

G. A. : Pour terminer, avez-vous des projets avec la même équipe du RGB Project ou alors dans ce même univers virtuel ?
E. B. : Mes projets futurs qui touchent au virtuel sont avec cette même équipe du RGB Project. C’est à nouveau Christophe Burgess qui m’a demandé de participer à son prochain projet, dans lequel il y aura certainement plus d’interaction avec le public et où nous serons plusieurs sur scène. Par ailleurs, je crois qu’il n’y a pas beaucoup de troupes qui travaillent le virtuel de la même manière, cela ne m’étonne pas que ce soit toujours la même équipe.

Le 28 août 2022, Yverdon-les-Bains, Numerik Games Festival
Transcription par Gemma Arduini
Entretien relu et autorisé par Estelle Bridet

Estelle Bridet a étudié au Conservatoire de musique de Genève en filière préprofessionelle d’art dramatique, avant d’intégrer en 2016 le cursus de Bachelor Théâtre de la Manufacture, à Lausanne. Suite de sa formation en 2019, elle s’engage pour toute la saison suivante dans plusieurs projets théâtraux, notamment en tant que comédienne dans le projet pluridisciplinaire « OperaLab.ch » encadré par le GTG, la Comédie de Genève, plusieurs Hautes écoles spécialisées et la Manufacture de Lausanne. La saison 2020-2021 est pour elle marquée par un rôle principal dans une série RTS « Sacha » (prix de Swissperform) et par l’assistanat de Pascal Rambert à la mise en scène de « STARs » en février 2021. Son intérêt pour l’expression corporelle, l’envie d’exploiter les différentes langues et langages et sa curiosité des nouvelles manières de voir le théâtre lui vaut sa place d’interprète dans le projet innovant sur la réalité virtuelle du comédien et metteur en scène Christophe Burgess cette même année.

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⁄⁄⁄ Critique 2.

« Brainwaves » ou l’expérience immersive aux strates de
réalités plurielles : tangible, médiée et virtuelle

Auteure: Lola MUKUNA©

« Brainwaves » est une performance mettant en scène Ivy, jeune femme atteinte du syndrome d’enfermement, qui accède à un corps numérique. Ceci est possible via un programme informatique après avoir accepté d’être directement connectée à une interface neuronale conçue par l’entreprise de médecine expérimentale MOTUM. Ainsi, affranchie de ses contraintes corporelles, Ivy invite le public à se laisser guider, muni d’un casque de réalité virtuelle (RV), dans l’univers qu’elle a mentalement conçu. La mise en scène positionne le public au centre de tensions, entre la présence physique de l’actrice performant dans l’espace scénique réel et l’avatar numérisé évoluant grâce à la capture de mouvement dans le monde virtuel. De cette manière, « Brainwaves » est un essai[1] expérimental réussi où diverses strates de réalités se confondent et dialoguent dans une atmosphère tantôt technophile, tantôt technophobe.

Intégrant l’image numérique et la réalité virtuelle à la performance théâtrale traditionnelle, « Brainwaves » sonde les possibles nouvelles formes de narration qu’art scénique et technologie peuvent articuler. Dépassant ainsi la simple démonstration technique, le résultat engendré par le mélange des arts à l’égard du récit, donne lieu à un métadiscours explorant des thématiques telles que notre rapport à l’identité, la santé mentale ou encore la technocratie.

Le travail de l’immersion, critère fondamental vis-à-vis du rapport du spectateur à la performance, débute avant même l’entrée en salle par la prise en charge de Marc (interprété par Michael Goodchild), auxiliaire du personnel MOTUM. Il est en tenue blanche, avec des Crocs aux pieds et désinfectant à la main et accueille le public. Relativement épuré, l’aménagement de l’espace théâtral consiste en neuf chaises transparentes disposées circulairement et chacune équipées d’un casque de réalité virtuelle. Le dixième siège complétant le cercle se présente sous la forme d’une chrysalide artificiellement raccordée au réseau de câblages lumineux, enchevêtré dans l’ensemble de la salle. C’est à l’intérieur de ce cocon, lui-même connecté à une plante, que se trouve Ivy immobile, interprétée en alternance par les comédiennes Estelle Bridet et Lisa Courvallet. Prenant place dans le cadre du Numerik Games Festival dans l’une des salles du château d’Yverdon-les-Bains, le décor blanc à large bandeaux noirs offre la vision où collisionne l’ossature de la machinerie nécessaire à la performance et l’architecture séculaire de l’édifice. Nous voyons l’enchevêtrement de câbles blancs[2], poutres apparentes, ordinateurs, chandeliers, casques RV, régie de contrôle et mobilier ancien qui coïncident en un même lieu. La machinerie fait ainsi partie intégrante du décor et la spécificité scénographique se caractérise par une volonté d’exhiber le dispositif technologique.

L’auxiliaire de MOTUM explique cette « technologie non intrusive » tandis qu’un air de jazz s’élève dans le fond. L’atmosphère se veut rassurante. Une fois les casques mis en place et le public visuellement intégré dans l’univers virtuel MOTUM, la technologique dans la salle du château s’évapore pour laisser place à un décor virtuel blanc. Il est minimaliste et évoque les centres médicaux pour personnes fortunées. Puis, c’est une série d’univers surréalistes – constitués tant par des lieux imaginaires que par des paysages oniriques aux couleurs saturées – qui défilent dans le monde numérique de Ivy. Elle est virtuellement représentée par un avatar humanoïde bleu, au corps à mi-chemin entre une femme et une enfant. Les ingénieurs responsables de la régie synchronisent non seulement les environnements du jeu mais aussi les transitions, la vision des utilisateurs (via les casques RV) ou encore la musique. Somme toute, l’intégration de la technologie immersive dans le travail scénique s’articule donc entre la scénographie du monde tangible d’une part et virtuel de l’autre.

Actrice (Lisa Courvallet) jouant Ivy au Numeric Game Festival. Phot. RGB Project©

De surcroit, l’espace – comme composante dramaturgique essentielle – orchestre une tension particulière qu’impliquent les différentes strates de réalité entre la présence physique de l’actrice et l’univers numérique se déployant sous les yeux du public. Le personnage d’Ivy est divisé entre l’incarnation de son avatar dans le monde virtuel et son incarnation corporelle dans le monde physique. Ceci est possible grâce à l’actualisation des sons, de la simulation virtuelle et à la simple présence de la comédienne. En cela, sa place constitue un lien entre les plateaux du monde réel et virtuel. C’est un des enjeux centraux du processus immersif vis-à-vis du public puisqu’il s’agira, et ce tout au long de la performance, de jouer sur la présence simultanée de l’acteur et de l’avatar.

L’interaction avec le public s’effectue pour le reste majoritairement à sens unique, tant par l’adresse verbale directe que par les mouvements de l’actrice. Elle évolue librement dans l’espace scénique délimité par le cercle de chaises et fait sentir sa présence par « l’air qui bouge ». La comédienne a dû créer un nouveau type de jeu pour « Brainwaves ». Elle m’a expliqué après la représentation que le personnage de Ivy, bien qu’humanoïde, nécessitait une gestuelle particulière pour l’habiter. Les mouvements sont gracieux et se rapprochent presque de ceux de personnages de dessin animé. Par ailleurs, dès lors que le corps de la comédienne est modélisé et visionné à travers le casque (grâce à une combinaison noire dotée de capteurs reliés aux ordinateurs qui modélisent son avatar dans l’univers RV), la réalité virtuelle permet de modifier le jeu de scène. Cette modification suscite des questions sur ses implications vis-à-vis du travail d’interprétation de l’acteur dans une forme qui croise des arts et qu’on nomme aujourd’hui « l’intermédialité ».

Vis-à-vis des diverses thématiques explorées, quelques références me viennent à l’esprit en regardant cette performance. Premièrement, la chrysalide constitue le renvoi le plus explicite au long-métrage « Le scaphandre et le papillon » de Julian Schnabel tourné en 2007, dans la mesure où le film tout comme la performance travaillent, avec les ressources qu’offrent chacun des médiums (le cinéma pour l’un, le casque RV pour l’autre), l’attribution d’un point de vue unique d’un protagoniste atteint du syndrome d’enfermement. Puis, le nom « Ivy » peut faire allusion au personnage de Lucy du film de SF éponyme « Lucy » de Luc Besson (2014) qui, après s’être fait injectée une drogue expérimentale, dispose de capacités cérébrales décuplées. L’alliance médecine-technologie nourrissant le projet capitaliste de MOTUM visant à l’exploitation du réseau internet comme remède aux névroses contemporaines ne serait pas sans rappeler l’univers de la série Netflix « Black Mirror » qui traite des dérives possibles et probables de la technologie. Le Métavers de Marc Zuckerberg à l’ère de la technocratie peut également devenir une référence importante. Finalement, la mention d’une « cyber psychanalyse » – visuellement matérialisée par un immense rocher, nommée la Citadelle, représente l’inconscient d’Ivy. Il thématise la nécessité d’autrui pour reconnaître son expérience de vie (et donc exister) et constituerait notamment une référence au propos sartrien[3]. Face à la psyché humaine, Ivy confesse avant de s’échapper du programme que sans le regard du public, sa libération ne se distinguerait point du rêve ; admettant ainsi que sans le regard du public témoin, son expérience n’aurait comme jamais existé.

Image numérique de la Citadelle vue dans le casque RR par le public. Image de ZEROTERA©

« Brainwaves » : technophobe ou technophile ? La trame narrative se développe autour du tiraillement que traverse Ivy entre son corps réel, caractérisé par un enfermement physique, et son avatar virtuel, capable de naviguer librement grâce à la maîtrise de l’inépuisable codage d’internet. Seulement, après une première phase d’euphorie et d’expérimentation, Ivy réalise que cet espace virtuel supposément infini est pourtant doté de limites : physiquement rattachée à une machine et dépourvue de réelles connections humaines, elle conçoit, que son monde factice ne saurait pallier le monde sensible. Forcée de puiser en elle-même pour obtenir réponse, la performance prend fin suite à la fuite d’Ivy (ayant trouvé une échappatoire dans une faille du programme informatique) qui se concrétise, une fois le casque RV retiré par le public, par la découverte d’une chrysalide vide dans la salle.

La performance immersive « Brainwaves » propose une expérience au confluent des médias où la technologie intervient comme un apport à la performance théâtrale traditionnelle. En outre, le mélange des arts se veut d’autant plus significatif que le format même du dispositif scénique. Ce dernier provoque les questionnements vis-à-vis de la place de l’homme dans nos sociétés qui tendent à une numérisation croissante de nos données et, par extension, de nos vies.


[1] Aux niveaux pratique, technique et budgétaire, « Brainwaves » est un projet expérimental qui, comme le souligne Christophe Burgess, « nécessite un budget de cinéma avec une production de jeux vidéo dans une réalité de l’art vivant qui ne dispose ni de temps ni d’argent ».

[2] En deçà d’un potentiel fétiche esthétique de la machinerie, ceux-ci remplissent tous une fonction pratique nécessaire au déroulement de la performance. Il ne s’agit donc nullement de simples fioritures décoratives.

[3] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique [1943] ; Ed. corrigée avec index / par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris : Gallimard, 2017, p. 485.

Lola Mukuna poursuit son Master Lettres en littérature anglaise et Histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne. Elle collabore avec « Critiques » depuis 2022.

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Pour citer le Dossier critique 2:

Gemma Arduini, Brainwaves, un spectacle immersif entre deux mondes

Gemma Arduini,  Jouer avec un avatar virtuel. Entretien avec Estelle Bridet

Lola Mukuna, Brainwaves ou l’expérience immersive aux strates de réalités plurielles : tangible, médiée et virtuelle

in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : https://theatreinprogress.ch/?p=1691, mis en ligne le 7 octobre 2023