« Migraaaaants »d’Anthony Dubois d’après Matéi Visniec

Les nouvelles technologies et la nouvelle réalité

« Sommes-nous tous dans le même bateau ? »

Auteur : Svitlana Kovalova©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cet article  : Claude Beyeler, Simon Hagemann, Jeremy Perruchoud, Rébecca Pierrot, Izabella Pluta)  

Migraaaaants, mise en scène : Anthony Dubois, d’après Matéi Visniec, issue de l’atelier-théâtre pour les adultes, Centre Paris Anim’ Place fêtes, première : le 2 juin 2020 sur Facebook et Youtube.

Parue le 2 juin 2020 en ligne (sur Facebook[1]et sur Youtube[2]), la mise en scène de la pièce de Matéi Visniec Migraaaaants était le résultat d’un travail réalisé pendant l’atelier de théâtre pour les adultes du Centre Paris Anim’ Place fêtes, mené par Anthony Dubois. Douze participantes mentionnées dans la notice par leurs prénoms (Assia, Danièle, Djamila, Eva, Géraldine, Marylise, Michelle, Monique, Mounia, Nese, Simone, Sylwia) apparaissent, chacune à leur tour, à l’écran, dans la grille des fenêtres d’un logiciel conçu pour les réunions à distance, en prononçant une phrase pour présenter leur personnage : « Je viens du Pakistan. Et j’ai un doute », « Je viens du Sri-Lanka. Et j’ai un doute », et ainsi de suite. La géographie des douze pays d’origine des personnages (Pakistan, Sri-Lanka, Afghanistan, Érythrée, Irak, Syrie, Somalie, Haïti, Algérie, Libye, Congo, Soudan) est une géographie « où la vie n’est plus compatible avec l’idée d’avenir »[3]. Les comédiennes représentent des femmes réfugiées de générations différentes, portant différentes coiffes (voile, capuche ou chapeau). Elles prononcent le texte depuis différents espaces neutres, visibles de manière très minimaliste, de leurs habitations. Ce « décor zéro » confère une dimension réaliste à la représentation ; l’action menée comme une expérience théâtrale devient vraisemblable.

L’extrait choisi de la pièce de Matéi Visniec (Scène en réserve 4, destinée à la réalisation vidéo[4]) s’adapte bien à cette représentation : il ne suppose pas d’interactions physiques entre les participantes pendant l’action et dure une dizaine de minutes – le temps habituel pour les brèves vidéos postées et visionnées sur Facebook ou sur YouTube. Par contre, le format ne correspond pas aux suggestions données par l’auteur pour la mise en scène de cette partie de la pièce : « <…> filmer la « transformation » d’un champ après avoir été traversé par une personne, par cinq, par dix, par cinquante, par cent, par deux cents, par quatre cents, par mille, par deux mille, par dix mille personnes… Les gens doivent rester invisibles, ce sont les traces de leurs pas qui sont importantes ». Les visages des personnages, dans la mise en scène filmée d’Anthony Dubois, sont au centre de l’action, ils sont visibles et imitent la communication directe en s’adressant aux spectateurs (en regardant donc vers la caméra).

« Migraaaaants », mise en scène : Anthony Dubois, Capture d’écran du générique. Phot. Svitlana Kovalova©

Le sous-titre Théâtre à distance, ainsi que l’hashtag #DistanceSolidaire, expliquent le contexte de la réalisation du travail en plein temps de confinement en France, mais ils interrogent aussi les problématiques nouvelles qui sont apparues avec l’utilisation des nouvelles technologies, induite par les transformations de la vie par la pandémie.

Différents moyens numériques de communication à distance pendant le confinement dans une perspective mondiale sont devenus la seule possibilité d’entretenir des contacts à la fois visuels et verbaux. Cette transformation a bousculé les frontières entre l’espace public et l’espace privé en général, et entre l’espace sacré et l’espace profane dans différentes pratiques théâtrales. L’inaccessibilité des endroits institutionnels et les débats concernant la légitimité de la création de listes des activités considérées comme essentielles ont mis en interrogation le concept de « solidarité » comme la nécessité de maintenir des contacts sociaux, d’un côté, et comme la responsabilité de garder la distance physique, de l’autre côté. En outre, ce dilemme a renouvelé le discours concernant l’utilisation des nouvelles technologies dans la vie quotidienne en termes de socialisation (s’opposer ensemble à la maladie) et d’une menace pour la liberté par des mesures de sécurité (être surveillé, classé, enfermé).

Les « restrictions raisonnables » des actions appliquées dans la bataille contre le virus, le slogan « restez chez vous » dans la perspective mondiale, prennent un sens complexe dans la pièce consacrée aux réfugiées qui s’opposent à la construction de barbelés (réels et mentaux).

La mise en scène des auto-représentations simultanées avec le quatrième mur inexistant suit le texte de la pièce de Matéi Visniec. Les monologues des personnages – des phrases très courtes – prononcés avec des points de suspension constituent le texte dans la logique de la continuation :

«Migrant 3. – Si on avait été sûrs qu’après la mort il y a le paradis…

Migrant 4. – On serait restés chez nous…

Migrant 5. – Mais le doute nous ronge…

Migrant 6. – Alors voilà, nous sommes là… ».

De plus, ces monologues constituent des dialogues avec des interlocuteurs imaginaires, avec des personnes des pays d’accueil qui sont chez elles – « vous » :

« Migrant 6. – Donc, s’il vous plaît, arrêtez de vous entourer de barbelés dans votre cuisine…

Migrant 7. – Dans votre salle à manger…

Migrant 1. – Dans votre salle de bains… ».

Le rire vise tout d’abord à créer des réactions phobiques chez les interlocuteurs invisibles. Les personnages leur expliquent des choses évidentes : « Vraiment, on ne veut pas vous déranger, mais c’est plus fort que nous», « Il n’y a que les gens qui n’ont pas d’avenir après la mort ».

Une forme de mise en scène est également inscrite dans cette logique du rire – rire des phobies concernant des comportements non civilisés (« Nous sommes prêts à apprendre comment nous tenir correctement à table») –, une manière de s’adresser aux interlocuteurs en utilisant les nouvelles technologies, donc dans la situation de l’égalité informatique.

Le second discours visé par le rire dans la pièce est le discours positif d’intégration avec ses intonations de pathos figé, dont les réponses sont exprimées par des promesses exagérément conformistes :

« Migrant 3. – C’est qu’on veut nous aussi nous mondialiser…

Migrant 4. – Nous occidentaliser…

Migrant 5. – Nous urbaniser…

Migrant 6. – Nous moderniser… nous démocratiser… nous libéraliser… nous ouvrir… nous émanciper… nous décomplexer… nous civiliser… nous politiser… nous intégrer… nous responsabiliser… nous professionnaliser… nous informatiser… nous privatiser… nous reconvertir professionnellement… nous endetter à la banque… nous socialiser… bénéficier de la formation continue… devenir bankable… nous syndicaliser… déposer une candidature… voter… contester… avoir un chien… ».

« Migraaaaants », mise en scène : Anthony Dubois, Capture d’écran avec: Assia, Danièle, Djamila, Eva, Géraldine, Marylise, Michelle, Monique, Mounia, Nese, Simone, Sylwia, et Ophélie « en pensée ». Phot. Svitlana Kovalova©

Le refrain, qui propose aux destinataires silencieux de ces messages de réfléchir à la possibilité de prendre la place des émetteurs, renverse le paradigme du dialogue social en donnant la parole à ceux et à celles dont les voix sont très souvent réduites aux discours où ils jouent le rôle des opprimés. Les monologues des personnages sont des réponses aux stéréotypes cachés à l’intérieur des phrases.

Le principe déclaré du théâtre de Matéi Visniec – l’interchangeabilité des rôles dans la pièce – apparaît dans les Migraaaaants comme une phrase prophétique effrayante, pour renforcer l’effet de l’exercice d’imagination empathique, prendre la place de l’autre pour comprendre ses détresses : « <…> un jour, vous-mêmes, vous allez devenir des migrants… ».

Les restrictions actuelles de la liberté de déplacement provoquées par la pandémie posent autrement la question de la vie des étrangers – être soumis en permanence à toute la diversité des restrictions de déplacement, des restrictions d’ordre administratif – , ce qui renvoie à l’idée générale de la pièce de Matéi Visniec – « nous sommes tous dans le même bateau ».

La réception par les spectateurs de la vidéo qui circule sur internet et qui peut donc être regardée à n’importe quel moment, mise en pause ou arrêtée, est surtout la présentation du résultat du travail mené par les participants de l’atelier et sert à la valorisation du rôle social du théâtre amateur. En même temps, dans les conditions de la mise en confinement des institutions culturelles, ce travail devient précurseur dans l’apparition de formes alternatives et développables. Il s’agit des performances-séances mettant en jeu la présence directe dans la synchronisation immédiate du temps de la réception, sans la nécessité d’être sur place.

L’invisibilité des spectateurs, leur présence éphémère, virtuelle, derrière leurs écrans, la participation corporellement non conditionnée par les règles institutionnelles dans ce type de théâtre est « compensée » par une forme d’adresse directe, « de regard droit ». Cette forme intuitive et actuelle deviendra-t-elle avec le temps une forme développable dans le théâtre traditionnel ? Quelles en seront les variations ? Comment ces représentations vont-elles soulever les problématiques de l’adaptation volontaire aux nouvelles conditions de vie et de soumission à (ou de lutte contre) la nécessité d’obéir aux ordres de l’autorité, ou de la pauvreté informatique ? Il s’agit peut-être de questions pour lesquelles différentes réponses apparaîtront très bientôt.


[1] La représentation des Migraaaants de Matéi Visniec, Facebook:

https://ne-np.facebook.com/CentreMathis/videos/distancesolidaire-th%C3%A9%C3%A2tre-%C3%A0distancemigraaaants-de-matei-visniec/577985233142972/, consulté le 9 août 2021.

[2] La représentation des Migraaaants de Matéi Visniec,

Youtube: https://www.youtube.com/watch?v=S4BB69KPMNI&t=6s,

consulté le 8 août 2021.

[3] Matéi Visniec, Migraaaants, Paris, L’Œil du Prince, 2016, p. XI.

[4] Toutes les autres citations viennent du livre de M. Visniec.


Svitlana Kovalova est doctorante à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle prépare la thèse intitulée Le personnage-spectateur : de l’image reproductible entre deux espaces vécus et travaille comme chargée de cours à la même université.

Pour citer cet article:

Svitlana Kovalova, « Les nouvelles technologies et la nouvelle réalité. Sommes-nous tous dans le même bateau? »,  in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web: https://theatreinprogress.ch/?p=1309, mis en ligne le 7 janvier 2022, Svitlana Kovalova©