machina eX « Toxik »

Quand le spectateur devient joueur. L’expérience du théâtre-jeu « Toxik » au théâtre Hebbel am Ufer à Berlin
Auteur: Réjane DREIFUSS ©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture:

Critique du théâtre-jeu  « Toxik » du collectif machina eX en collaboration avec Martin Ganteföhr, première : le 7 octobre 2015 au théâtre Hebbel am Ufer HAU à Berlin

Le Game Theater est une nouvelle forme de théâtre qui a la particularité de s’inspirer des jeux vidéo et dont les créations, prenant des allures tout à fait analogues, exigent la participation active des spectateurs dans le déroulement du spectacle qui se joue dans l’espace réel. Le terme a été notamment proposé par le critique de théâtre allemand Christian Rakow dans son article « Playing Democracy » publié en 2013 dans la revue numérique « nachtkritik.de ».

En Allemagne, le collectif machina eX est l’un des pionniers de cette esthétique, explorée également par d’autres groupes de théâtre, comme Blast Theory (Angleterre), Signa (Danemark/Autriche) ou encore Extraleben (Suisse). Fondé à Hildesheim en 2010 par huit étudiants en sciences culturelles, tous mordus de jeux vidéo et de théâtre, machina eX a obtenu un succès croissant avec ses productions telles que « 15’000 Gray » (« 15’000 gris », 2011), « Wir aber erwachen » (« Nous qui nous réveillons », 2012), « Hedge Knights » (« Chevaliers d’aujourd’hui », 2013), « Right of Passage » (« Droit de passage », 2014), « Toxik » (« Toxique », 2015) et « Lesson of Leaking » (« Leçon de fuite », 2016). Aujourd’hui, le collectif se compose de Anna Sina Fries (scénographie), Robin Hädicke (conception de son), Nele Katharina Lenz (art vidéo), Lasse Marburg (dramaturgie), Mathias Prinz (conception de son), Laura Alisa Schäffer (dramaturgie) et Jan Philip Steimel (conception d’interactions).

Découverte

« Toxik », conception : machina eX, Théâtre Hebbel am Ufer HAU, Berlin. Phot. Matthias Prinz©

En été 2015, dans le cadre d’un travail de master ayant pour thème l’influence du numérique sur le théâtre, je me suis intéressée au collectif machina eX qui était en train de préparer une nouvelle création pour le mois d’octobre à Berlin. Quelle aubaine, j’allais pouvoir participer pour la première fois de ma vie à un Game Theater ! J’ai réservé mon billet début septembre. Le spectacle « Toxik » afficha vite complet, le nombre de places étant limité à 12 spectateurs par représentation.

Un soir d’octobre, je me suis donc rendue au théâtre Hebbel am Ufer HAU logé dans une vieille bâtisse située dans une arrière-cour du quartier de Kreuzberg à Berlin. Après avoir monté deux ou trois étages, je me suis retrouvée devant un caissier qui a vérifié mon billet d’entrée, m’a demandé de lui laisser mes affaires personnelles et de bien vouloir patienter dans le couloir. Nous étions plusieurs à attendre. Qu’allait-il nous arriver ? Lorsque le dernier des 12 spectateurs attendus est arrivé sur les lieux, le caissier a ouvert une porte pour faire entrer le groupe dans un espace long et sombre. Nous nous y sommes introduits, avançant à tâtons dans l’obscurité pour nous retrouver au chevet de Madame M, une femme au visage livide qui parlait à un homme énigmatique. Nous avons ici compris qu’il s’agissait d’une enquêteuse qui avait été chargée d’investiguer sur deux meurtres et qui avait été empoisonnée. Son empoisonnement était toutefois entouré de mystère. Etait-ce un meurtre ? Un suicide ? En ce début de soirée, rien n’était clair. La réponse à cette question allait d’ailleurs dépendre de ce que ferait le groupe de spectateurs pendant les 90 minutes qu’il avait à sa disposition : notre tâche consistait à trouver le lien entre les deux meurtres et le destin malheureux de Madame M. A l’aide de cette dernière, sortie de son lit pour nous accompagner dans nos recherches, il nous a fallu suivre des pistes, chercher des indices, déchiffrer des codes et perquisitionner le lieu du crime. Dans l’espace nommé « commissariat de police » par exemple, des objets placés dans des sacs en plastique avaient été punaisés contre un mur: des cassettes, une douille de cartouche, un téléphone portable et des papiers. Ces objets constituaient des pistes. Certains spectateurs les ont pris, tournés et retournés dans tous les sens pour tenter de comprendre leur raison d’être à cet endroit précis. Ils ont ensuite cherché dans le « commissariat de police » d’autres objets avec lesquels il ferait sens de relier les premiers. Il y avait là des lampes de poche, des classeurs, un ordinateur, un enregistreur, un téléphone et un scanner. En combinant les bons objets entre eux, nous sommes parvenus à résoudre une énigme, puis une autre et, selon l’avancée des recherches, à nous déplacer d’un espace à l’autre. Outre le « commissariat de police », il y avait également un « salon de thé », une « maisonnette de vacances », une « salle de bain » et un « bar ». Dans chacun de ces espaces, décoré de manière rétro, de nouveaux indices nous attendaient. Allaient-ils nous permettre d’avancer dans l’histoire ou au contraire nous en détourner ?

En plus de l’actrice qui jouait Madame M (Lea Willkowsky), il y avait trois autres acteurs : sa voisine (Katharina Schenk), son ancien chef (Jan Jaroszek), un commissaire de police (David Simon). Les quatre acteurs étaient actifs dans les différents espaces pour, d’une part, jouer des séquences de théâtres, l’histoire donc, et d’autre part, guider le public dans ses recherches. Tombés parfois dans de réelles impasses, ils nous ont aidé à en sortir et à nous faire avancer dans la trame de l’histoire. Grâce à eux, nous avons trouvé la bonne cartouche à mettre dans la douille, déchiffré les codes de la bombe à retardement et rassemblé les médicaments nécessaires à soigner Madame M. Dans leurs mimiques et leurs gestes, les personnages joués par les acteurs, ressemblaient à des avatars en grandeur nature, ces personnages virtuels que l’utilisateur d’un ordinateur choisit pour le représenter graphiquement dans un jeu vidéo.

« Toxik », conception : machina eX, Théâtre Hebbel am Ufer HAU, Berlin. Phot. Anna Fries©

Ce fut une soirée à la fois excitante et stressante. Une véritable course contre la montre. Nous avons couru, fait, échangé, réfléchi, touché, essayé, échoué et réussi. A travers les décisions que nous avons prises au sein du groupe, nous avons résolu un certain nombre d’énigmes, mais pas toutes, et chacun de nos choix a influencé d’une manière ou d’une autre le fil narratif du spectacle, ainsi que l’issue de la soirée. On dit que la dynamique de groupe est particulièrement importante dans ce type de théâtre, que pour arriver vainqueur, il faut savoir travailler ensemble ou compter des cracks de jeux vidéo dans son groupe. Dans notre groupe, la collaboration ne fut malheureusement pas assez fructueuse et Madame M se suicida sous nos yeux à la fin du jeu. Ce fut une véritable déception. Une frustration qui me rappela certaines situations d’échec qui surviennent dans la vie réelle, lorsque pris dans un groupe « assemblé au hasard » à l’école, au travail ou dans un sport d’équipe, on a l’impression d’être sur un bateau qui, sous la pression du groupe, est en train de couler, mais que l’on n’a ni la force de stopper la catastrophe ni le courage de sauter à l’eau.

En rentrant à l’hôtel ce soir-là, je n’ai cessé de penser à cette nouvelle expérience de théâtre – je n’avais en effet jamais vécu chose pareille. J’ai essayé dans mon imagination de refaire le parcours que nous avions effectué, de m’en remémorer les différentes étapes, pour tirer l’essence de cette histoire, un message s’il y en avait un. Je me suis rendue compte que je n’avais pas bien compris l’histoire qu’on avait voulu me raconter. Elle était complexe. De surcroît, j’avais été si absorbée à courir et à fonctionner, à tenter de résoudre des problèmes et à essayer de m’adapter aux autres que j’avais bien vite perdu le fil de la narration. En ce sens-là, « Toxik » n’était pas une réussite, mais le spectacle restait une expérience inoubliable. J’avais l’impression d’avoir assisté à une forme de théâtre certes trop jeune encore, mais décidément prometteuse.

« Toxik » ou hybridations multiples

Le lendemain matin, au café du théâtre Hebbel am Ufer HAU, je retrouve Mathias Prinz co-fondateur et concepteur de son du collectif machina eX. Il m’explique d’emblée qu’il a commencé à jouer aux jeux vidéo à l’âge de 12 ans. Dans les années 90’s, les jeux vidéo pointer-et-cliquer étaient à la mode, à l’image de jeux d’aventure graphique célèbres comme « The Secret of Monkey Island », « Day of the Tentacle » ou « Indiana Jones and the Fate of Atlantis ». Dans ce type de jeu, le joueur doit « pointer » avec le curseur de la souris et « cliquer » pour effectuer une action dans l’environnement du jeu, comme par exemple se déplacer ou interagir. Ce sont là des jeux d’aventure dans lesquels le héros doit généralement effectuer une enquête. Le joueur doit accompagner son personnage, le faire progresser dans l’histoire, trouver des objets, autant d’indices qui permettront au joueur de résoudre des énigmes et entrer en interaction avec d’autres personnages. « Il s’agit toujours d’envoyer le personnage dans un monde rempli d’énigmes qu’il se doit de résoudre, afin de permettre au joueur de poursuivre le jeu. C’est dans la tradition des point-and-click graphic adventure games que nous avons conçu ‘Toxik’ me dit Mathias Prinz. Il m’explique aussi que le travail « Toxik » , nommé « théâtre-jeu », est un bon exemple du format que le collectif machina eX utilise depuis le début de sa formation. Ce format d’origine peut se résumer comme suit : le public et les acteurs se trouvent dans le même espace, le public n’interagit pas directement avec les acteurs et l’interaction a lieu à travers l’espace même, il s’agit par exemple de trouver ensemble des documents ou de déchiffrer des codes.

« Toxik », conception : machina eX, Théâtre Hebbel am Ufer HAU, Berlin. Phot. Matthias Prinz©

Ce matin-là, j’apprends également que concevoir un théâtre-jeu comme « Toxik » est un travail de longue haleine qui nécessite la collaboration de métiers issus du théâtre traditionnel (dramaturge, scénographe, metteur en scène, ingénieur du son et de la lumière) et de métiers nouvellement entrés dans le théâtre, comme l’informaticien ou le concepteur de jeu. Dans le cas de « Toxik », le collectif machina eX a travaillé avec Martin Ganteföhr, un concepteur de jeu et écrivain interactif connu pour avoir développé des jeux mettant en avant la narration. Martin Ganteföhr possède à la fois les compétences spécifiques d’un auteur (savoir raconter une histoire) et d’un concepteur de jeu (savoir concevoir un jeu). Cette double compétence est précieuse. Le développement d’un jeu nécessite également une certaine flexibilité, les auteurs devant consentir à effectuer des changements rapides en vue du bon fonctionnement du jeu. En ce sens-là, l’avancée du jeu est régulièrement soumise à des tests : des spectateurs (un public qui sert de cobaye) viennent tester des mini-versions du jeu – les tests ne prenant fin que le jour de la Première. « C’est une sorte de bêta test. On demande ensuite aux spectateurs de remplir un questionnaire ou de participer à un bref entretien » explique Mathias Prinz. Cette démarche permet de répondre à des questions : que se passe-t-il sur le plan technique ? Au niveau de la narration ? Comprend-t-on de quoi il s’agit ? Les énigmes sont-elles trop faciles à résoudre ? Plutôt trop difficiles ? Il faut s’imaginer ici un « squelette du jeu », sans décors et sans véritables acteurs où les tâches à effectuer ne sont que des prototypes. Prinz ajoute à ce sujet : « On répartit l’action dans l’espace. Par exemple, des livres qui sont éparpillés ici et là, que l’on peut ouvrir et lire. Si l’on envoie 12 participants dans cet espace-là, on doit se demander combien de gens feuilletteront ce livre ou le regarderont. Ces facteurs-là jouent un grand rôle ».

Nous sommes en effet dans un théâtre interactif, où le spectateur devient joueur. Mathias Prinz m’explique que dans une telle situation, le spectateur peut faire tout ce qu’il veut. Il peut éteindre la lumière, donner une claque à un acteur s’il le désire, cela n’arrive normalement pas, mais en théorie, c’est possible. Dans un jeu vidéo, c’est différent, on ne peut rien faire de plus que ce que le programmeur a pensé au préalable. « En ce sens-là, le théâtre est un laboratoire. Un événement que l’on ne peut pas vraiment contrôler » précise-t-il. Certains groupes de spectateurs travaillent bien ensemble, même s’ils ne se connaissent pas, tandis que d’autres fonctionnent moins bien. Mathias Prinz précise qu’il y avait 6 ou 7 joueurs de jeux vidéo dans le groupe de spectateurs qui a suivi le mien, ce qui a permis au groupe de traverser le jeu sans le moindre problème. Ces spectateurs avaient l’habitude de jouer. Ils en connaissaient l’esprit. Ils sont entrés dans l’espace-jeu et ils ont immédiatement su de quoi il s’agissait, y trouver les objets qui serviraient à faire avancer l’histoire et la manière dont il fallait les utiliser. Dans mon groupe, nous étions au contraire lents et peu expérimentés. En effet, un groupe de joueurs a toujours une dynamique qui lui est propre, dans sa manière d’appréhender les problèmes et d’interagir avec les autres. Les expériences sont à chaque fois différentes, elles sont parfois meilleures, parfois moins bonnes, mais Mathias Prinz m’assure que cela fonctionne heureusement toujours. Ceci tient à deux choses. Premièrement, les acteurs sont présents et ont pour mission d’encadrer les joueurs, de les inviter à suivre le chemin de l’histoire qui a été imaginée préalablement pour eux. Deuxièmement, le fait de jouer à des jeux est une habitude qui est profondément ancrée en nous. Les gens qui ont soixante-dix ans aujourd’hui n’ont peut-être jamais joué aux jeux vidéo, mais ils avaient d’autres jeux. Le point commun entre le football, les échecs et le jeu vidéo, c’est le système du jeu.  « Au moment où l’on remarque qu’on se trouve dans une situation de jeu, on perçoit l’espace dont on dispose d’une manière totalement différente. On se dit d’accord, il faut maintenant que je remette la prise du téléphone, même si dans la vie, je ne le ferais jamais, mais je suis dans un jeu et pour cette raison-là, je le fais ». Mathias Prinz fait allusion ici aux premières minutes du jeu « Toxik », où après être entrés dans la salle, nous nous sommes retrouvés au chevet de Madame M. Elle prend le combiné du téléphone et essaie d’appeler quelqu’un, « Rien » soupire-t-elle une première fois. « Rien » se met-elle à scander de plus en plus nerveuse. « Rien, rien, rien ! » continue-t-elle jusqu’à ce qu’un joueur comprenne de quoi il s’agit, ait le courage de se détacher du groupe et décide de prendre les choses en main. Le téléphone est débranché, il suffit effectivement de le rebrancher ! Il semble qu’au début d’un jeu, le joueur a besoin d’une tâche facile à résoudre pour qu’il comprenne qu’il se trouve dans le mode jeu. Ces systèmes de jeu fonctionnent toujours de la même manière : sur le mode de la limitation qui se traduit par un certain nombre de règles à suivre.

J’apprends également que dans le théâtre-jeu « Toxik », la tournure que prend l’histoire dépend du nombre d’énigmes résolues (ou non) par le groupe de joueurs. L’enquêteuse ne survit pas, mais elle a différentes possibilités de mourir. Lorsque le groupe de joueurs parvient à résoudre plus de 3 énigmes (sur 5 au total), elle est tuée par son ex-chef, sinon elle se suicide. Je demande alors à mon interlocuteur si un groupe vraiment fort aurait pu la sauver. Mathias Prinz secoue la tête et je comprends soudain l’ampleur de ma frustration à la sortie du théâtre : nous n’avions donc aucune chance !

Réjane Dreifuss est collaboratrice de recherche à la Haute Ecole des Arts de Zurich (ZHdK) et s’intéresse en particulier à l’influence du numérique sur le théâtre. Sous le pseudonyme Réjane Desvignes, elle est dramaturge et auteur de pièces de théâtre.

Pour citer cet article:
Réjane Dreifuss, « Quand le spectateur devient joueur. L’expérience du théâtre-jeu « Toxik » au théâtre Hebbel am Ufer à Berlin », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : ˂https://theatreinprogress.ch, mise en ligne le 3 décembre 2017, Réjane Dreifuss©

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