« Ukraine Fire » de Dakh Daughters

Parler de la guerre pendant la guerre : Ukraine Fire de Dakh Daughters

Auteur : Svitlana Kovalova©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (Pour cet article : Stéphanie Barbetta, Allan Kevin Bruni, Simon Hagemann, Jeremy Perruchoud) 

Concert-spectacle Ukraine Fire, mise en scène : Vlad Troitskyi, compagnie Dakh Daughters, première : le 14 juillet 2022 au Théâtre Monfort à Paris.

Dakh Daughters : la dimension interculturelle de la création et la structure spécifique du concert-spectacle

La compagnie Dakh Daughters dont le nom pourrait être traduit de l’ukrainien et de l’anglais comme étant « les Filles (‘daughters’, anglais) du Toit (‘dakh’, translittération du mot « дах», ukrainien) », fait partie du théâtre expérimental Дах (Dakh)1. Il s’agit du théâtre qui, depuis sa fondation, il y a 25 ans, à Kyïv par Vlad Troitskyi, a littéralement donné un toit à plusieurs projets multiculturels et multilingues (groupe de musique Dakha Brakha, festival GogolFest). En devenant une référence importante pour la culture contemporaine ukrainienne, le théâtre Dakh a commencé également à accorder une grande attention à la formation des jeunes comédiens.

Après les neuf ans de travail commun sur les spectacles et les performances urbaines, les sept actrices du théâtre – Nina Garenetska, Anna Nikitina, Natalka Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Zo, Tanya Havrylyk – ont formé en 2012 la compagnie Dakh Daughters2, très souvent définie aussi comme un « freak-cabaret ». Il s’agit d’une forme artistique à la frontière de la musique et du théâtre en réunissant l’esthétique de la décadence, du burlesque, du gothique et du punk. Le croisement de plusieurs cultures est apparue dans les travaux de la compagnie depuis le début, non seulement par le jeu multilingue mais également à travers les concerts réguliers, organisés en France par le fondateur de Dakh, le metteur en scène et enseignant Vlad Troitskyi, qui avait déjà eu plusieurs contacts professionnels dans le domaine du théâtre français pour d’autres projets.

Ukraine fire, mise en scène: Vlad Troitskyi, compagnie: Dakh Daughters. Phot. Oleksandr Kosmach© 

Les personnages de Dakh Daughters ont été créés à partir de plusieurs éléments de la culture punk, du théâtre forain et de l’art traditionnel ukrainien. La forme d’expression élaborée par la compagnie – concert-spectacle – a accumulé plusieurs techniques du théâtre contemporain et des arts de la rue, en mettant la musique au premier plan. Chaque actrice est bien présente dans la mise en scène par le jeu dramatique, la voix et la musique instrumentale, piano, accordéon, contrebasse, violon, violoncelle, maracas, guitare, batterie, xylophone, harmonica et tambourin). Les masques (le maquillage blanc de mime) et les costumes scéniques (le style punk) ne renvoient pas aux personnages incarnés de la pièce du théâtre mais à l’identité propre du collectif, à une unité artistique dynamique, qui réagit aux sujets de la réalité, en les mettant en lien avec les références littéraires et culturelles. Il s’agit de personnages qui traversent tous les spectacles de la compagnie, en restant toujours reconnaissables par leur style particulier et leur langage artistique élaboré.

En retraçant les informations concernant la compagnie, nous trouvons les productions visuelles et sonores caractéristiques d’un groupe de musique : le site personnel du collectif3, les clips vidéo, la chaîne Youtube4. D’un côté, toutes ces productions existent en tant que mini-sujets autonomes qui représentent la vie médiatique artistique de la compagnie, en-dehors des spectacles et concerts en hic et nunc. De l’autre côté, ils font très souvent partie de l’œuvre dramatique potentielle – dispersée dans ces mini-sujets et reconfigurable et accordée ensuite dans les futures entités scéniques.

Ainsi, le concert-spectacle Ukraine Fire, présenté par la compagnie au théâtre Monfort à Paris le 14 juillet 2022, a été composé de 13 chansons d’années différentes, que nous pouvons retrouver majoritairement sur internet telles que (Iнше мiсто (Une Autre ville)5, Грудень (Décembre), Панна Iнна (Inna)6, Людина (Personne humaine)7, Вакх (Bacchus), I want, Немає часу (Il n’a pas le temps), Ерос (Éros), If, Ганнуся (Gannusja), Love must die, Rozy8, Море (La mer)). Réunies ensemble, elles forment l’œuvre scénique mise en scène par Vlad Troitskyi, entièrement consacrée au sujet de l’actualité – celui de la guerre en Ukraine.

Le concert-spectacle Ukraine Faire : l’engagement personnel et les contextes de l’actualité

Le concert-spectacle Ukraine Fire commence bien avant l’apparition des actrices sur la scène. Tout d’abord, le public voit les images photographiques projetées sur le décor géométrique tout au fond – derrière les instruments de musique. Nous voyons les photos les plus emblématiques de la presse quotidienne et des réseaux sociaux représentant la réalité de la guerre en Ukraine : les conséquences des bombardements, les bâtiments dévastés, les victimes et les survivants, les réfugiés. Ensuite, la voix d’une femme témoin commence son récit sur le vécu pendant la guerre. Dans ce prologue, il ne s’agit pas de la réalité rejouée mais de la création du passage vers le territoire en feu. La souffrance se manifeste par l’adresse directe vers l’autre, vers une personne proche, mais aussi vers un interlocuteur potentiel et vers les spectateurs qui se situent dans la salle.

Les comédiennes de Dakh Daughters sont persuadées que l’artiste ne peut pas être hors de la politique, surtout quand son pays est en guerre. Elles expliquent : « Dès que la guerre a éclaté, nos entrepreneurs de l’agence française Drôles de dames et une metteure en scène du théâtre Le Préau, nous ont envoyé une proposition afin que nous venions nous installer en France avec nos familles pour une période temporaire. Pour nous, la décision de quitter le pays n’était pas facile, plusieurs d’entre nous travaillaient en tant que bénévoles à ce moment-là. Mais ensuite, nous avons compris que notre engagement dans ce moment si particulier que nous vivions consistait et devait se poursuivre en transmettant à travers l’art, le message que l’Ukraine se bat en ce moment pour les valeurs démocratiques et la liberté, et que sans soutien de l’Europe et du monde, nous ne pourrions pas tenir le coup. Nous avons créé Art Front parce que les mots, la musique et le chant sont notre arme »9.

Pendant le concert-spectacle Ukraine Fire, les comédiennes jouent et chantent en se situant face aux spectateurs. Les voix et les images photographiques derrière elles ne servent pas uniquement d’arrière-plan, mais ajoutent une couche de la réalité présente sur la scène, en donnant à cette œuvre diversifiée tant visuellement que sonorement une épaisseur dramatique.

Les personnages tragi-comiques de Dakh Daughters les musiciennes nomades – se situent au milieu de la guerre, dans ce qui se passe maintenant. Le style spécifique de freak-cabaret leur permet d’éviter toutes les formes de pathos, en gardant pourtant le contenu sensible de leur message. Les visages – maquillés en blanc et inexpressifs, et l’économie extrême de gestes contrastent avec les voix qui expriment toute la gamme des expressions émotionnelles : le rire, les cris, les exclamations, les chuchotements, les gémissements, etc., – parfois dans des ruptures brusques et inattendues.

Ukraine fire, mise en scène: Vlad Troitskyi, compagnie: Dakh Daughters. Phot. Maxim Dondyuk© 

La réalité projetée de la guerre change la réception des chansons qui ont été écrites avant le 24 février. Par exemple, la chanson philosophique Personne humaine avec le refrain « Pourquoi il y a autant de mal dans le monde ? », obtient dans le contexte de la projection le sens concret, ainsi que la réponse finale : « C’est parce qu’elle ne peut pas se contrôler ». La violence de la guerre, faite par les personnes humaines qui ont « le visage, les lèvres, le nez, les oreilles, les joues et même la tête », est inexplicable et conduit vers la question rhétorique exclamative : « Mais comment c’est possible ?! »

« Dans une autre ville tout est à sa place »

Une des conséquences graves de la guerre en Ukraine est l’apparition des réfugiés dont la plupart sont des femmes, qui ont réussi à quitter les villes en feu et sous les bombardements, avec leurs enfants pour demander la protection temporaire en Europe. Dans Ukraine Fire, nous voyons les images projetées de ces déplacements, et la chanson Autre ville les accompagne en exprimant la frustration et la prise d’une décision difficile : « Demain je vais aller dans une autre ville… ».

Les comédiennes expliquent : « Le programme est composé de chansons d’années différentes, mais qui correspondent à la réalité dans laquelle les Ukrainiens se sont trouvés. En vérité, ça fait déjà 8 ans que nous sommes en guerre, mais cette fois-ci il s’agit de la guerre sur tout le territoire et nous ne savons pas quand nous retournerons à la maison. Nous toutes, nous avons des enfants et leur sécurité est notre première préoccupation et notre responsabilité. Nous sommes devenues les réfugiées, nous aussi, peut-être un peu plus protégées par notre travail. Notre chanson Autre ville parle de ce voyage inattendu quand on a été obligé de prendre en vitesse nos papiers et nos enfants et de nous enfuir. Le refrain « Dans une autre ville tout est à sa place » ressemble à une adjuration d’une mère qui se déplace avec un enfant, en répétant comme un mantra : « Dans une autre ville tout est inconnu mais au moins on sera en sécurité »10.


Ukraine fire, mise en scène: Vlad Troitskyi, compagnie: Dakh Daughters. Phot. Oleksandr Kosmach© 

La chanson Autre ville a été écrite avant que la guerre ait éclaté. La situation de déménagement dans une autre ville pour changer la vie (« dans une autre ville je deviendrai quelqu’un d’autre »), du nomadisme (« le départ et l’arrivée – l’existence est comme ça ») se traduisent et se transforment à l’aide des images projetées qui montrent la réalité des déplacements pendant la guerre, en événements tragiques, celui des déplacements contraints.

La demande de soutien auprès de la communauté européenne et l’axe politique et engagé de la représentation

Le concert-spectacle Ukraine Fire, comme plusieurs autres créations de la compagnie, est multilingue. La traduction en français (pour les autres représentations prévues, notamment en Allemagne et en Pologne, la traduction s’effectuera dans la langue du pays où le spectacle se déroule), accompagne les chansons en ukrainien et en anglais. Cette méthode permet de mettre en avant la sonorité et l’expressivité du texte original et de le comprendre en même temps. L’effet audiovisuel du mot prononcé et visible est renforcé par la musique : chaque personnage est également représenté par le jeu instrumental et, respectivement, par l’instrument de musique qui complète la voix et s’inscrit dans le jeu d’ensemble.

Avant tout, Ukraine Fire est une demande de soutien auprès de la communauté européenne, conçue par la compagnie ukrainienne sous la forme du concert-spectacle. Les phrases projetées comme « Stop russian aggression in Ukraine ! » et « Stop war » font partie de la représentation en indiquant l’axe politique et engagé de la représentation.

Selon les comédiennes, le théâtre permet de dire aux gens ce qui se passe en réalité : « Les gens se sentent fatigués en regardant les mauvaises nouvelles à la télé. D’ailleurs, c’est possible de changer de chaîne à n’importe quel moment. Nous pouvons obtenir un vrai soutien seulement quand les gens sont bien présents dans la salle, pendant le spectacle, là où ils ne peuvent ni zapper ni éteindre la télé. C’est ici que l’espace pour la réception du spectacle apparaît, même si c’est le spectacle de la guerre. On a besoin du soutien de l’Europe parce que si l’Ukraine tombe, la prochaine victime pourrait être la Pologne ou peut-être la France ? Il s’agit d’une bataille de la société civilisée contre le nouveau fascisme »11.

Le message politique direct auquel on est le plus habitué, est celui que l’on rencontre pendant les manifestations et les performances de la rue. Dans Ukraine Fire, il fait partie d’une pièce de théâtre qui se trouve synchronisée avec le vécu quotidien. Les spectateurs se situent au milieu du croisement de deux espaces-temps – représentatif et présentatif – quand le jeu dramatique inclut les voix des témoins et la présence des réfugiés, eux-mêmes dans la salle du spectacle et sur la scène.

Étant donné que chaque chanson du concert-spectacle est en même temps une partie intégrale du spectacle et une œuvre autonome, les spectateurs sont libres de manifester leur réaction comme pendant le concert après chaque chanson, ou comme pendant la représentation du théâtre à la fin de la pièce. Les applaudissements ou le silence après telle ou telle chanson structurent Ukraine Fire davantage par l’interaction de ce retour immédiat qui indique leur présence et leur implication continue.

Défaire les schèmes du journal de guerre

Les nouvelles technologies médiatiques accélèrent la circulation des informations pour mieux informer mais laissent les gens à distance, dans l’état d’impuissance absolue. Leur intégration dans le théâtre qui fusionnent l’expérience personnelle, les témoignages et l’action artistique engagée créent une autre forme de communication – des événements à vivre ensemble pendant la représentation.

Le concert-spectacle Ukraine Fire essaie de briser les dispositifs préconçus dans la représentation médiatique et journalistique de la guerre. Le spectateur n’est plus à part, même s’il est à une distance géographique avec ce qui se passe ailleurs. Il est inclus dans le paradigme politique, philosophique et artistique des réflexions sur l’individualité dans son expression unique et dans la polyphonie de la création et de la vie ensemble par sa participation au spectacle qui devient une action commune pour défendre et protéger cette individualité qui est actuellement menacée et qui souffre.


[1] Site officiel du théâtre Dakh : <http://dakh.com.ua/>, page consultée le 23 août 2022.

[2] Page de la présentation de la compagnie sur le site officiel du théâtre Dakh : <http://dakh.com.ua/proektu/dakh-daughters/>, page consultée le 23 août 2022.

[3] Site officiel de la compagnie Dakh Daughters : <https://dakhdaughters.com/>, page consultée le 23 août 2022.

[4] Chaîne Youtube Dakh Daughters : <https://www.youtube.com/c/dakhdaughters/>, page consultée le 23 août 2022.

[5] Dakh Daughters, Inshe Misto, la chaîne Youtube Dakh Daughters: <https://www.youtube.com/watch?v=nMCpKrYuxQI>, page consultée le 23 août 2022.

[6] Dakh Daughters, Panno Inno (with Chamber Orchestra L’Estro Armonico), la chaîne Youtube Dakh Daughters: <https://www.youtube.com/watch?v=LusbFSTXfTY>, page consultée le 23 août 2022.

[7] Dakh Daughters, Lyudyna/Людина (official video), la chaîne Youtube Dakh Daughters: <https://www.youtube.com/watch?v=v0IvKW0-6jA>, page consultée le 23 août 2022.

[8] Dakh Daughters, Rozy (with Chamber Orchestra L’Estro Armonico), la chaîne Youtube Dakh Daughters: <https://www.youtube.com/watch?v=xk_XjBoRcZk>, page consultée le 23 août 2022.

[9] Les propos recueillis lors de la conversation avec les membres de la compagnie Dakh Daughters le 22 août 2022 (enregistrés et transmis par Ganna Nikitina).

[10] Ibid.

[11] Ibid.


Svitlana Kovalova est doctorante à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle prépare la thèse intitulée Le personnage-spectateur : de l’image reproductible entre deux espaces vécus et travaille comme chargée de cours à la même université.


Pour citer cet entretien :

Kovalova Svitlana,  « Parler de la guerre pendant la guerre : Ukraine Fire de Dakh Daughters » in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : https://theatreinprogress.ch/?p=1553, mis en ligne le 07.11.2022.