Image projetée au théâtre/Entretien avec Iliya Chagalov

Enjeux de l’image projetée et du filmage en direct au théâtre   Entretien avec Iliya Chagalov

Réalisé par Kristina STRELKOVA©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cet article: Théo Arnulf, Mélissa Bertrand, Claude Beyeler, Simon Hagemann, Rébecca Pierrot, Izabella Pluta)

Iliya Chagalov est un metteur en scène et vidéaste russe né en 1986 à Krasnodar. Il est un collaborateur fidèle de Kirill Serebrennikov pour qui il signe le travail vidéo dans les spectacles tels que Aro­und Ze­ro, A Mid­summer­night’s dre­am, The Hun­ting of the Snark ou dans des opéras comme Le Barbier de Séville, Salomé, par exemple. Il est également metteur en scène de The Fa­iry­tale Li­ves of Rus­si­an Girls ou de l’opéra Mi­nota­ur Dre­ams, entre autres. Depuis 2013, il est engagé dans l’activité artistique du Centre Gogol de Moscou, dirigé par Serebrennikov. Selon Chagalov, « le théâtre est un art synthétique, qui intègre toutes les formes et matières possibles de la culture ». Pour lui, le metteur en scène contemporain doit maîtriser tous les instruments de l’art scénique, c’est-à-dire, comprendre aussi bien l’espace et la dramaturgie que maîtriser des outils techniques. 

Kristina Strelkova : Pour commencer, parlons un peu de votre parcours professionnel …

Ilya Chagalov. Phot. DR

Iliya Chagalov : Je suis né et j’ai grandi dans la ville de Krasnodar. J’y ai suivi des études d’art dramatique. Mon premier professeur s’appelait Vladimir Rogoutchenko, il était l’un des disciples du légendaire Anatoli Vasiliev. Mes cours me semblaient toujours être sacrés. Il y avait des liens entre les gestes simples de l’acteur et les éléments de l’histoire la plus avant-gardiste du théâtre russe. Grâce à lui, j’ai vu beaucoup d’archives de laboratoires et de spectacles de Vasiliev. Cette formation parallèle au théâtre m’a donné la possibilité de repenser cet art et ses enjeux contemporains. Ensuite, j’ai passé le concours des metteurs en scènes à l’École-Studio du Théâtre d’Art de Moscou, (Школа-Студия МХАТ) où j’ai participé aux cours de Kirill Serebrennikov. C’était la seule école que je souhaitais suivre. Je me rappelle que, pendant l’audition, Serebrennikov qui faisait partie du jury n’a pas voulu écouter ni la fable récitée, ni les poèmes, ni la prose mais il m’a donné son appareil photo et m’a dit : « dans le couloir il y a une foule de candidats, essayez de les prendre en photo pour révéler leur caractère ». Dès notre deuxième année nous avons commencé à jouer nos spectacles dans différents lieux de Moscou : dans des boutiques, des ateliers, des usines, dans des caves à vins… Le but de se confronter à ces endroits in situ était d’apprendre à travailler dans des espaces vastes, avec des conditions vraiment pas théâtrales. J’ai donc gardé des traces vidéo de ces explorations où le mixage, parfois le montage, étaient très expérimentaux. Durant cette période, j’étais artiste vidéo pour différentes mises en scènes. En neuf ans, j’ai pu travailler dans des théâtres tels que le Théâtre d’art de Moscou de Tchekhov, le Tabakerka, le projet Plateforme, le Centre Gogol et également à l’étranger : au Théâtre National de Riga, au Centre Dramatique de Rouen, à l’Opéra de Stuttgart, au Théâtre Russe de Tallinn … J’ai signé également des spectacles en tant que metteur en scène, dramaturge, directeur artistique et compositeur de la musique.

Spectacle « Little Hero », mise en scène: Iliya Chagalov, 2014. Phot. Iliya Chagalov©

KS : Comment pouvez-vous décrire votre esthétique théâtrale ?

ICh : Quand je suis metteur en scène je caractérise mon style comme un essai scénique. Cela est principalement dû au fait que dans la dramaturgie j’intègre beaucoup de réflexion philosophique en fonction de la thématique du spectacle. Le théâtre ne donne pas de réponses mais pose des questions invitant le spectateur à la complicité empathique. Donc j’invite le public à partager une réflexion sur un thème… Je désire abandonner cette catégorisation théâtrale et je suis à la recherche d’une autre méthode qui me permettra d’impacter le spectateur. Je souhaite de plus en plus investir le terrain de l’art contemporain et révéler en lui la théâtralité et d’autres éléments de l’art scénique. Synthétiser ces deux extrêmes : je crois qu’ils y sont déjà prêts. Faire se rencontrer ces deux disciplines – je crois que quelque chose de cet ordre est déjà à l’œuvre.

KS : De quel univers s’agit-t-il dans votre utilisation scénique de la vidéo ?

Spectacle « Little Hero », mise en scène: Iliya Chagalov, 2014. Phot. Iliya Chagalov©

ICh : Il m’est difficile de définir mon esthétique vidéo. Tout dépend bien évidement du travail dramaturgique spécifique, des idées des metteurs en scène et de leur point de vue pour créer ensuite telle image ou telle autre. Je me rappelle lorsque j’ai travaillé en tant qu’artiste vidéo en France, pour le spectacle Nous autres basé sur un récit de science-fiction éponyme signé par Evgueni Zamiatine. Un spectacle sur la dystopie et sur l’avenir de l’homme. Les Français utilisent beaucoup de techniques plutôt graphiques, ce que je considère comme l’une de mes découvertes personnelles. Il s’agissait d’un spectacle qui se pose des questions sur l’esprit artificiel et les sentiments de l’être humain. J’ai scanné des acteurs en modèle 3D. Quelque part ça se passe en réalité virtuelle. A la fin du spectacle, le personnage principal subit une opération chirurgicale et il perd tout aspect humain. Il n’y a personne sur la scène, quasiment vide, nous voyons quelques projections de silhouettes humaines et on entend une voix synthétique, créée via Google Writer. Je considère la vidéo comme un flot musical. Dans la musique, on retrouve la durée du temps. On écoute la mélodie et avec la résonance des notes et des sons on peut ressentir la joie ou la tristesse. Je crois qu’on peut obtenir le même effet sur scène à travers les procédés vidéo et avec des lumières. Je pense qu’une image vidéo peut affecter le spectateur pas seulement par sa fonction narrative dans laquelle elle peut être située mais aussi par son propre aspect technique. Par exemple, dans le spectacle La Machina Müller de Serebrennikov, j’ai utilisé un léger clignotement (‘déclenchement périodique’ nommé gating en anglais) de l’image projetée défini entre 5% et 10%. Cela provoque une vibration de l’image qui donne une ambiance d’angoisse, quelque chose de dérangeant. Cela se produit à un niveau subconscient dans la perception du spectateur.

Spectacle « Little Hero », mise en scène: Iliya Chagalov, 2014. Phot. Iliya Chagalov©

KS : Que pensez-vous de l’utilisation de nouvelles technologies sur scène ?

ICh : Pour pouvoir répondre à cette question, j’ai besoin de revenir sur l’histoire des arts techniques comme le cinéma et leur relation au théâtre. Le Cinématographe est à peine breveté et les premiers essais avec de projections d’images en mouvement se font dans les foyers de théâtre et dans l’espace scénique, notamment du côté du théâtre de boulevard. En France, Georges Méliès propose, par exemple, des projections en préambule à ses soirées magiques. Les avant-gardes 1920 en Allemagne et en Russie marquent un pas important sur le plan de l’intégration des images filmées dans le spectacle vivant. Le cinéma permet d’explorer des images d’archives, des chroniques, comme l’a démontré Erwin Piscator à travers son théâtre politique. Il me semble que l’image filmée sur le plateau n’a jamais été considérée comme un média. C’était comme un film projeté sur scène et même comme un intermède ou un numéro d’attraction telle qu’une prouesse acrobatique. L’image filmée était même rejetée au théâtre pour des raisons économiques et techniques. Aujourd’hui, les nouvelles technologies réduisent considérablement le temps de la production de l’image et le processus est devenu plus simple et plus pratique. Par ailleurs, il est plus aisé de conserver un fichier numérique qu’une pellicule. De plus, il y a une différence au niveau de l’ontologique du média entre le domaine du cinéma et de la vidéo. Grâce à ces outils, il nous est possible de travailler le temps et l’espace d’une manière différente au théâtre.

KS : L’écran et la scène, comment dialoguent-ils ? Que permettent la vidéo et la caméra, selon vous, que le théâtre ne peut pas faire ?

Spectacle « Little Hero », mise en scène: Iliya Chagalov, 2014. Phot. Iliya Chagalov©

ICh : Tout d’abord, la vidéo et le théâtre sont les deux arts qui représentent l’espace et le temps. Depuis sa naissance, la vidéo essaye de dépasser les limites de l’écran pour surmonter ou briser la surface. La caméra, quant à elle, organise l’éloignement et fournit une perspective émotionnelle nécessaire. La vidéo dispense le spectateur de sa propre réalité pour lui offrir un temps de contemplation. Par exemple, Virginia Woolf croyait que le film possèderait d’innombrables façons de symboliser des sentiments pour lesquels on n’avait pas encore trouvé des modes d’expression[1]. Le cinéma montre les choses qu’on ne voit pas dans la vie. À travers le théâtre on essaye de comprendre l’être humain, et la vidéo ouvre son âme, comme si la caméra était un chirurgien qui nous ferait plonger à l’intérieur même des personnages. La caméra focalise l’attention sur un geste scénique, par exemple, qui est propre à l’univers théâtral. Parfois je filme le même geste trois fois avec différents points de vue. En effet, la vidéo sur scène est aussi pour l’acteur comme des cothurnes dans le théâtre antique, c’est-à-dire qu’elle agrandit sa taille, donne une dimension différente à la présence et influence son jeu. La vidéo à la fois nous éloigne de la réalité et nous rapproche d’une autre en donnant lieu à une contemplation de celle-ci. Je suis déconnecté de ma réalité et je m’inclus dans la contemplation d’une autre réalité…

KS : Qu’est-ce qui change dans le jeu d’acteur ? Comment travaillez-vous avec vos comédiens face aux images projetées ?

Spectacle « Little Hero », mise en scène: Iliya Chagalov, 2014. Phot. Iliya Chagalov©

ICh : Depuis ma jeunesse, j’ai toujours été intrigué de voir ce qui changeait chez l’homme dès lors qu’on le filmait… Et la personne change en effet, non seulement à travers le regard de l’autre mais aussi dans son comportement. Je m’inspire beaucoup des écrits de Roland Barthes dédiés à l’image (Rhétorique de l’image, p.ex). Dans mes spectacles, je demande souvent à mes acteurs de faire un minimum de gestes. La caméra sur scène attire plus l’attention et j’aimerais la concentrer sur des moments savoureux comme l’agrandissement du geste d’un acteur. Des monologues, par exemple, sont dits directement face à la caméra. Pendant les répétitions, je fais alors souvent des retours à propos des déplacements ou des mouvements effectués avec la caméra et devant elle. Bien évidemment, il est plus facile de travailler avec des artistes qui ont également l’expérience du cinéma et qui connaissent le travail de tournage. La caméra peut être statique et ce sont des artistes qui la manipulent, la déplacent ou la tournent, tout simplement. En revanche, ce geste doit être justifié. Par exemple, si l’un des personnages est d’une humeur joyeuse, il peut même danser avec la caméra. Tout dépend du contexte mais l’acteur reste au centre de l’action, c’est lui qui l’organise et la caméra, à mes yeux, est un moyen d’augmenter son image. Je fais une sorte de partition des actions avec le dispositif. J’enregistre exprès les déplacements pour pouvoir aussi créer du rythme.

KS : Comment construisez-vous l’image vidéo ? Comment jouez-vous avec le regard du public ?

ICh : Avec l’intuition. Quand la projection est de face, je cherche l’angle, le volume, les points de vue différents. J’aime beaucoup utiliser la caméra pour jouer et pour filmer l’espace théâtral non-traditionnel. Je considère qu’un lieu nous fait déjà plonger dans une ambiance différente. Je n’ai pas de règle pour la vidéo-projection, cela peut se faire sur un mur, sur un paravent ou un drap tendu, sur une cage…Par exemple, pour mon spectacle Petit héros (2014), nous avons joué sous la scène du Centre Gogol. J’ai voulu avoir une facture industrielle de l’image du lieu. C’était avec une caméra vivante, en direct et avec l’image projetée sur trois murs du sous-sol, le public était entouré et presque intégré dans le cadre. L’idée du sous-sol venait du personnage homophobe qui voulait s’exclure de la société. Aller au sous-sol exprime également l’idée de se cacher avec des amis après l’école. Je suis moins technique dans la création de l’image que dans l’expérimentation de la surface, de l’ambiance.

KS : Donc vous aimez utiliser plutôt la caméra à l’épaule qui se déplace avec celui qui filme ? Pourquoi ?

ICh : Oui, pour moi ce type de filmage s’approche du théâtre qui est un art du présent. L’image en direct sur scène est ici et maintenant, elle approfondit et renforce l’effet d’instantanéité.

Spectacle « Salome ». Phot. Ilya Chagalov ©

KS : Pouvez-vous expliquer comment la vidéo-projection est en lien avec la dramaturgie ? Est-ce que son utilisation relève d’un acte politique ?

ICh : Pour moi la vidéo sur scène est un élément très fort et expressif. La vidéo en soi porte des figures, des formes et des images liées au temps, aux événements authentiques. Il y a un nombre de vidéos qui sont devenues elles-mêmes des symboles. Bien évidemment, leur utilisation doit être justifiée. Dans le spectacle Salomé de Serebrennikov à l’Opéra de Stuttgart en 2015, par exemple, pour lequel j’ai réalisé des matériaux vidéo, il s’agissait d’une maison, d’un lieu clos. Ce bâtiment est surveillée en permanence par des caméras. Le personnage principal est une petite fille, enfermée dans ce lieu et à l’écart du monde extérieur mais elle est entourée de différentes vidéos projetées en grand format : que ce soit des émissions télévisées, des informations très violentes, des dessins animés ou autre…. On utilise de vrais films d’actualité. C’est une pratique très courante pour Kirill Serebrennikov.

   Kristina Strelkova. Phot. DR

KS : Est-ce que vous inventez votre propre langage vidéo ?

ICh : J’ai un bagage d’outils : j’aime l’image avec le grain de la pellicule (comme dans les anciens films en noir et blanc), j’aime utiliser un cadre blanc. Cette forme géométrique est le symbole pour moi du cadre de la perception humaine et ça m’intéresse de voir comment on peut la manipuler, par quoi on est plus attiré. À mes yeux, la vidéo est un média qui se présente comme un tissage de la lumière et de la musique constituant un langage artistique.

Mené par Skype le 18 et 20 février 2017, entre Moscou et Paris. Propos recueillis par Kristina Strelkova. Mise en forme par Théo Arnulf, Mélissa Bertrand et Izabella Pluta

[1] Il s’agit du recueil « Le cinéma et autres essais », note de la rédaction


Iliya Chagalov est un metteur en scène et vidéaste russe. Il obtient un diplôme d’acteur à l’Université nationale de la culture et des arts de Krasnodar. Après ses études, il intègre le groupe de Kirill Serebrennikov à l’école du Théâtre d’art de Moscou, qui est devenu plus tard le Studio Seven et devient un collaborateur fidèle de ce metteur en scène. Actuellement, il travaille souvent pour le Centre Gogol et fait des mises en scène en Europe.

Kristina Strelkova est née à Yasnogorsk (en Russie) et à l’âge de 16 ans, elle déménage en France et effectue une formation de comédienne au Conservatoire à Avignon entre 2012 et 2014. Elle fait sa licence en études théâtrales à l’Université de la Nouvelle Sorbonne à Paris 3 et intègre en parallèle le Conservatoire Darius Milhaud qu’elle finit en 2018. Elle crée sa première mise en scène Sous mes cheveux clairs en 2013.  Elle joue dans le spectacle La promesse d’Isabelle Janier, Platonov de Vincent Pouderoux, entre autres. Aujourd’hui, elle est assistante et conseillère linguistique pour l’Opéra La Damme de Pique d’Olivier Py.

Pour citer cet entretien:

Kristina Strelkova, « Enjeux de l’image projetée et du filmage en direct au théâtre. Entretien avec Iliya Chagalov »,  in Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : https://theatreinprogress.ch/?p=1096, mis en ligne le 28 décembre 2020, Kristina Strelkova©