Corps et dispositifs / Entretien avec Nicole Seiler

Corps et dispositifs technologiques : vers de nouvelles métamorphoses
Entretien avec Nicole Seiler

Réalisé par Ester FUOCO©

CRITIQUES. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cet article : Théo Arnulf, Stéphanie Barbetta, Mélissa Bertrand, Simon Hagemann, Jeremy Perruchoud, Izabella Pluta)

Cet entretien a été réalisé dans le cadre de ma thèse de doctorat intitulée Ailleurs et autrement : rebondissements du théâtre contemporain, soutenue le 14 juin 2019 à l’Université de Gêne. La conversation a eu lieu en juin 2018 lorsque Nicole Seiler travaillait sur le spectacle Palimpseste.

Ester Fuoco : De Madame K, votre premier spectacle signé en 2004, à Palimpseste, le dernier en date de 2018, vous avez recherché la distinction entre l’être et l’apparaître du corps. Dans cette perspective, la manipulation technologique subie par ce dernier est pourtant voulue et recherchée.
Comment est né cet intérêt pour l’interaction corps/technologie ?

Nicole Seiler, Phot. Julie Masson©

Nicole Seiler : Commençons par la première question : « pourquoi j’utilise les nouvelles technologies ? » Pour moi, c’est juste un petit plus de les utiliser, que ce soit sur scène ou ailleurs. Elles peuvent jouer le rôle d’un costume, d’une musique, d’une lumière, entre autres. C’est un outil supplémentaire qui, suivant l’objet ou le contenu de la pièce, apporte du sens. Pour moi, il doit y avoir un lien entre le fond et la forme d’un projet. Ensuite, les démarches technologiques offrent plusieurs possibilités et je pense qu’elles permettent aussi de créer de la magie et de transformer la scène en une black box en quelque sorte. J’aime bien personnellement aller au théâtre en tant que spectatrice et être entraînée dans un autre monde, amenée à rêver ! Et souvent les nouvelles technologies, et les techniques en général, offrent la possibilité de nous emmener ailleurs. De plus, on vit aujourd’hui dans un monde où la technologie est de plus en plus une extension de nous-mêmes. Nous avons tous notre propre smartphone et tout est automatisé au point de perdre de vue les limites de ce rapport. A mon avis, réfléchir sur le monde, dont la technologie et les machines font partie, représente notre quête contemporaine. Par cette dernière, j’entends la réflexion qui questionne très profondément l’humain, c’est-à-dire « qui sommes-nous aujourd’hui ? », « pourquoi sommes-nous là? ».

EF : Dans Madame K le corps montré est dramatique, dans la définition de J. Butler (Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du « sexe ») selon laquelle « le corps n’est pas seulement matière mais matérialisation continue et incessante de possibilités » ; il est traité comme superficie, comme instrument multimédia.  Pourquoi ?

« Madame K. », chorégraphie: Nicole Seiler en collaboration avec Kylie Walters, 2004. Phot. Cardinaux et Nicole Seiler©

NS : Dans Madame K, c’est effectivement le cas, mais ça l’est également dans d’autres pièces où j’ai projeté des images sur le corps jusqu’à sa transformation en surface de projection. A mes yeux, le contenu et la forme d’une pièce doivent être intrinsèquement liés et entrer en harmonie. Mes premières pièces parlaient souvent des questions autour de la beauté, de l’identité, elles interrogeaient comment je me perçois intérieurement et extérieurement. Autrement dit, est-ce que la manière dont les autres me voient définit aussi mon identité ? Dans cette perspective, lorsque le corps, en tant que matière, devient surface de projection vidéo, on peut aussi l’envisager comme une métaphore, le corps pourrait être une surface de projection de pensée. Par ailleurs, c’est aussi une manière d’habiller le corps, de le transformer et de travailler son mouvement. Ce qui m’intéressait dans mes premières pièces, c’était la limite entre le corps que je reconnais quand je me regarde dans un miroir et un corps au-delà de l’humain, un corps surhumain, voire monstrueux. J’ai aussi utilisé le corps de façon purement technique. Ça m’intéressait de penser la vidéo de manière non linéaire, de ne pas la diffuser sur une surface plate et rectangulaire comme sur un écran. Cette idée me vient de la place omniprésente et multidimensionnelle qu’occupe l’écran (télé, cinéma, ordinateur) dans notre société.

EF : Dans Shiver (2014) vous arrivez à perturber la perception du spectateur, en lui montrant à travers des images des formes monstrueuses et inhumaines. Comment se sont constitués le processus créatif et le travail avec la télécaméra et les rayons infrarouges ?

« Shiver », création : Nicole Seiler, 2014. Phot. Nicole Seiler©

NS : Dans Shiver, contrairement à mes pièces précédentes, toute la vidéo est produite en live par le biais d’une installation : une caméra de surveillance avec un filtre infrarouge filme tout ce qui se passe au plateau. Cette image est transmise à un ordinateur qui peut la transformer puis une fois les modifications effectuées, elle est reprojetée sur la scène, sur le corps d’un danseur et sur la scénographie, cette dernière devenant ici un simple rideau. L’utilisation du filtre infrarouge permet d’éviter le phénomène de feedback qui se produit lorsque la caméra filme l’image projetée, la modifie, la reprojette puis la filme de nouveau, et ainsi de suite. Dans cette configuration l’image se décuple alors à l’infini. On parle de procédé de peenhard pour désigner la technique qui consiste à utiliser le filtre infrarouge pour empêcher la caméra de filmer ce qui est projeté, la lumière venant uniquement du peenhard du vidéo-projecteur. Dès le départ nous avons travaillé avec ce système et effectué de nombreux tests, car ce qui nous importait n’était pas seulement le contenu de ce qui est filmé et projeté, mais la manière même dont l’image est modifiée. Le signal de la caméra peut régler sa luminosité. Par conséquent, nous pouvons nuancer la couleur des costumes, même leur matière, parce que la caméra ne perçoit pas de la même manière le coton, le nylon, etc. Nous avons travaillé en interaction avec la costumière, le cinéaste aussi bien qu’avec la danse, le mouvement, le corps dans l’espace. La costumière était là tout le temps ainsi que le scénographe, le vidéaste, l’éclairagiste. Nous avons travaillé en interaction avec la costumière, le vidéaste, l’éclairagiste et le scénographe qui étaient là pendant toute la durée des répétitions. Cela nous a permis de questionner la danse, le mouvement et la place du corps dans l’espace. Nous avons parfois travaillé dans le noir, la caméra pouvant capter la présence des corps lorsqu’ils sont éclairés par des infrarouges. Il me semble que cela raconte des choses sur la thématique du spectacle – cela peut évoquer les films d’horreur ou films à suspense.

EF : Pixel Babes (2006) semble être un manifeste contre le capitalisme esthétique qui tourmente l’homme contemporain, qu’en pensez-vous ?

« Pixelbabes », création: Nicole Seiler, 2006. Phot. Nicole Seiler©

NS : J’aime bien votre expression de « capitalisme esthétique », c’est tout à fait ça. Évidemment le spectacle montre trois corps de femmes mais je pense que cette réflexion est valable peu importe le genre de la personne, puisque de nos jours les corps médiatisés sont transformés en objets sexuels, en objets de désir, soumis au dictat de la beauté, qu’on soit homme ou femme. C’est une thématique abordée dans Pixel Babes, créée en 2006, qui m’a beaucoup interrogée au cours de mes premières pièces et qui est moins présente dans mes pièces actuelles. Je pense que je travaille de manière plus conceptuelle aujourd’hui.

EF : Parlons de Wilis (2014), point culminant de vos expérimentations : la danseuse absente est représentée sur scène sous la forme d’une ombre projetée sur les arbres. Comment s’est passé l’enregistrement des mouvements et selon quelles logiques s’est effectuée la modélisation du corps d’Ali Koyama? Quels ont été les retours du public?

Wilis© Aryadil, Nicole Seiler
« Wilis », création: Nicole Seiler, 2014. Phot. Nicole Seiler©

NS : Pour Wilis et aussi pour ma dernière création scénique, Sekunden später (2017), la création des ombres a été réalisée en 3D. Nous avons filmé la danseuse dans un studio de capture de mouvements. Pour Willis, nous avons donc conçu un avatar, un double virtuel de cette danseuse. Ensuite, le designer 3D a essayé de modeler ce personnage au plus proche de la danseuse pour qu’elle lui ressemble. Dans le cas de Wilis, il s’est basé sur le deuxième acte du ballet de Gisèle, ou les Wilis crée en 1841 à l’Académie royale de musique qui est actuellement l’Opéra de Paris, qui se passe dans une forêt. Nous avons évidemment aussi essayé de recréer cette image de la danse classique. Donc l’avatar porte un tutu, il a un chignon. Dans la pièce Sekunden später nous avons procédé de la même manière mais nous avons voulu que les avatars ressemblent véritablement aux interprètes sur scène, par exemple, Christophe Jaquet, un des deux interprètes, porte des lunettes et son avatar en porte aussi. Nous avons essayé de lui faire la même coiffure … La même démarche s’est appliquée à la danseuse Anne Delaye. Pour Wilis, il y a eu d’autres étapes. Nous avons eu recours à plusieurs programmes, dont un permettant de démultiplier l’avatar de la danseuse afin de créer un corps de ballet, de donner le sentiment d’une invasion de ces « Wilis », de ces spectres de la forêt. Le public a une expérience très différente de celle qu’il peut avoir dans une salle de théâtre. Les spectateurs achètent leur billet, puis doivent prendre un bus en direction de la forêt dans lequel la musique classique de Gisèle est diffusée à un volume élevé. Cela leur permet de plonger dans la thématique du spectacle. Ils arrivent ensuite dans la forêt, ce qui leur procure une expérience plus profonde que celle qu’ils peuvent avoir dans une salle de spectacle, puisque les sons et les odeurs de la forêt participent à leur expérience. Le spectateur est immergé dans une scénographie somptueuse qui influence nécessairement sa perception. Je pense que c’était un moment assez magique. Wilis dure à peu près 40 min. La pièce est donc structurée, avec un début et une fin. Nous avions d’abord pensé faire une installation, ce qui permet au spectateur de venir et repartir à son gré, mais nous avons finalement opté pour une dramaturgie. Les spectateurs sont placés au milieu et le spectacle se passe autour. Les projections couvrent un angle d’environ 180°, mais la lumière et le son se propagent tout autour. Le public est encerclé par ce « Wilis », par la forêt, par tout ce qu’on peut imaginer et expérimenter dans la forêt.

EF : Enfin, à propos de votre tout dernier travail, Palimpseste, qui me rappelle les recherches des Rimini Protokoll ou des Gob Squad – deux collectifs allemands- quelle est la place du performeur ici ? Comment vous est venue l’idée esthétique de ce genre de spectacle ?

« Palimpseste », création: Nicole Seiler, 2018. Phot. Philippe Weissbrodt©

NS : Palimpseste est ma dernière création. C’est un parcours sonore qui a lieu en ville et pour y participer il suffit de télécharger une application smartphone permettant d’accéder au parcours sonore sans avoir besoin de prendre rendez-vous, ce n’est pas un spectacle et il n’y a pas de performeur, il s’agit seulement de se laisser guider par le son diffusé grâce à l’application. L’envie de travailler dans l’espace public m’a accompagnée depuis le début de mon parcours artistique. J’aime bien changer l’endroit, la forme, la manière de regarder un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle et comment on peut raconter des choses ? Cette question m’intéresse et mon travail avec l’audiodescription, c’est-à-dire la description verbale d’images (films, théâtre…) pour les malvoyants ou aveugles, m’a beaucoup apporté. J’utilise cette technique tant pour un public voyant qu’aveugle. Qu’est-ce qui se passe quand je regarde une chaise par exemple et que j’entends en même temps une voix qui me décrit cette chaise ?  Il y a quelque chose que j’appelle une « hyper réalité » qui se crée lorsque je questionne la manière dont je perçois cette chaise alors que je la vois et que quelqu’un me la décrit simultanément. Dans Palimpseste, nous avons cherché des endroits qui sont habités par des gestes, des gestes intenses, quotidiens. Nous avons choisi des endroits avec une histoire car nous avons fait des recherches historiques. D’ailleurs, on entend la description de ces événements, de ces gestes qui ont donc tous existé à ces endroits précis comme si c’était une chorégraphie. Dans ces gestes, ces événements, ces choses-là sont décrites comme si c’était une danse du point de vue du corps, du point de vue des corps qui se croisent, et puis ces événements ne sont pas mis sur une timeline linéaire, on ne commence pas au Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, mais tous ces événements existent en parallèle.

Ester Fuoco. Phot. Ester Fuoco©

Le statut du spectateur est le même que lorsqu’il assiste à une représentation dans un théâtre. Il est réellement là, il écoute, il travaille son imaginaire, il regarde ces chorégraphies en ombres. La scène peut se trouver sur une place, une gare ou tout autre espace public où il y a également la vie réelle qui se passe et que le public entend aussi bien que la trame sonore de Wilis. Évidemment le spectateur fait aussi un peu partie de la pièce par son déplacement d’un point à un autre car nous avons intégré des demandes de déplacements qui sont faites. On demande au spectateur de se décaler de trois mètres vers la gauche, d’avancer de dix mètres ou d’aller voir de l’autre côté d’une statue. Ces éléments placent le spectateur dans une position d’observateur, mais il est aussi actif, parce qu’il imagine. C’est également un spectateur qui participe, qui bouge … Il fait aussi partie de la performance.

EF: Je vous remercie pour cet entretien et vous souhaite une bonne suite pour vos créations.

    19 juin 2018, Lausanne. Entretien relu et autorisé par Nicole Seiler


Notices biographiques

Nicole Seiler, chorégraphe, vidéaste et danseuse, s’est formée à la Scuola Teatro Dimitri de Verscio et à la Vlaamse Dansacademie de Bruges. Elle intègre l’École-Atelier Rudra Béjart de Lausanne, puis devient interprète de la Cie Buissonnière, du Théâtre Malandro, d’Alias Compagnie entre autres. Elle crée la Cie Nicole Seiler en 2002. En parallèle de son travail de chorégraphe, Nicole Seiler s’intéresse aussi aux questions de politiques culturelles. Depuis 2004 la compagnie rencontre une diffusion internationale.

Ester Fuoco est docteure en Humanités Numériques (Université de Gêne) et en Histoire et sémiologie du texte et de l’image (Université Sorbonne Paris Cité – USPC). Ses recherches et publications portent sur les arts de la scène contemporains, dramaturgie et épistémologie. Actuellement, elle collabore avec l’Université Catholique de Milan. 


Pour citer cet article:
Ester Fuoco, « Corps et dispositifs technologiques : vers de nouvelles métamorphoses. Entretien avec Nicole Seiler », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : https://theatreinprogress.ch/?p=1110,  mis en ligne le 31 décembre 2020, Ester Fuoco©